Nancy Yokohama opina : « Eh bien, voilà de bonnes nouvelles, pour changer. »
T’en veux d’autres, ma salope ? Je viens juste de lâcher un banc de piranhas dans l’aquarium où nage ta matière grise…
J’ai bien peur de m’être autocensurée. Il y a des limites, même à mon irrespect.
« Oui, n’est-ce pas ? » fis-je, radieuse. Et maintenant, en avant pour la réplique classique : « La mauvaise nouvelle, c’est que nous avons localisé l’autre arme. Et que ça ne va pas être de la tarte pour la récupérer. Puis-je avoir le scanneur, s’il vous plaît ? »
La cuve d’un scanneur temporel jaillit du plancher à côté de moi. En une rapide succession, nous vîmes le résultat des trente heures de balayage effectuées par près de mille opérateurs.
La première scène présentait le site de l’écrasement du DC-10. La cuve était presque noire, ponctuée simplement d’adorables petites flammes. Le plan se resserra jusqu’à ce que la majeure partie de la cuve fût occupée par un sauveteur qui marchait comme un somnambule en traînant derrière lui un grand sac en plastique. Il trébucha, ramassa quelque chose et esquissa le geste de le mettre dans son sac. L’image se figea et le plan se resserra encore pour révéler l’objet dans sa main. C’était le paralyseur de Ralph, en assez piteux état. Dans les entrailles de l’arme, une lumière rouge scintillait.
« Ceci est le premier contact humain avec le twonky. Rien de bien sérieux, comme vous pouvez le constater. L’homme n’a aucune idée de ce qu’il a entre les mains. Ses actes n’ont pas été suffisamment altérés pour induire une modification dans le déroulement du flux temporel.
« Le twonky est emporté dans cet édifice qui a été réservé à la collecte des débris non organiques générés par l’accident. »
Je les laissai étudier l’intérieur du hangar présenté par la cuve. Mine de rien, je m’essuyai les paumes sur les hanches. « Les débris non organiques générés…»
Voilà que ça me prenait. J’étais restée trop longtemps avec Martin Coventry et, pour arranger les choses, la plupart des fenêtres temporelles que nous avions eu l’occasion d’examiner pour étudier Bill Smith étaient occupées par des réunions interminables. Je me mettais donc à mon tour à baragouiner le technologos, cet obscur jargon universellement répandu, conçu par les experts pour clouer le bec aux béotiens. Il avait probablement vu le jour aux alentours de l’âge de la pierre taillée et n’avait fait que croître en densité et en impénétrabilité depuis.
Je n’y pouvais rien. Ça faisait vingt-quatre heures que j’observais des maîtres en la matière se surpasser lors des différentes réunions, auditions, et conférences de presse successives générées par l’accident.
Pourtant, j’avais intérêt à faire gaffe. Avant même de m’en rendre compte, j’allais me retrouver capable de dialoguer avec les bureaucrates et de là, il n’y avait qu’un petit pas pour dégringoler au degré zéro du langage qui, au XXe siècle, avait pour nom le Langage Judiciaire.
Je poursuivis : « On perd sa trace à partir d’ici. Nous sommes entravés par le fait que pas moins de quatre blancs distincts existent entre l’instant où se referme la Porte à l’issue de l’escamotage et la période critique – quarante-huit heures plus tard – quand la situation paradoxale devient indissoluble. Naturellement, nous ne pouvons pas savoir la raison pour laquelle la Porte a été utilisée à quatre reprises. Mais ce que nous savons, c’est qu’aucun de ces blancs n’est la résultante d’opérations effectuées préalablement à l’époque actuelle. » Ali Tehéran prit la parole : « Ergo , ils vont être créés par des excursions dans le passé non encore entreprises. »
Et c’est avec ce genre de brillantes réflexions que le Conseil me fait peur ? Enfin bon. Je hochai la tête et poursuivis.
« Passons là-dessus pour l’instant. Quand nous localisons de nouveau le twonky, c’est uniquement en termes de probabilités. »
Cette déclaration produisit en gros la même réaction que lorsque Martin Coventry le premier l’avait énoncée ; j’allai jusqu’à entendre quelqu’un grogner – même si cette fois j’étais certaine de n’y être pour rien. Je crois que c’était l’Anonyme.
« Pour l’instant, tout semble s’articuler autour des actions de cet homme – William “Bill” Smith – quarante ans et quelques, chargé de l’enquête sur place par le Conseil national sur la sécurité des transports. »
Dans la cuve, l’image était celle d’un grand type brun, mal peigné, le regard légèrement chassieux, que j’avais fini par trop bien connaître ces dernières heures. Je le laissai flotter là pour que le Conseil puisse à loisir étudier l’homme qui était soudain devenu le pivot de l’histoire telle que nous la connaissions. Je ne pus m’empêcher d’y jeter moi-même un nouveau coup d’œil. Ce n’est pas le genre de mec à qui j’aurais confié le rôle de l’Homme de l’année.
Bizarrement, il avait un faux air de Robert Redford, mon coup de cœur hollywoodien. Si Redford avait été un bon buveur, empâté par quinze années de calme désespoir et affligé d’un rictus malencontreux et d’une paire d’yeux légèrement vagues à califourchon sur un nez qui pointait vers la gauche… Si Redford avait été un perdant et un poivrot, il aurait été Bill Smith. C’était comme si deux personnes avaient construit le même modèle en utilisant des pièces identiques, mais que l’un avait suivi la notice tandis que l’autre s’était contenté de tout emboîter de force en laissant dégouliner la colle par toutes les fissures.
Je repris.
« Les actions de Smith suivant le dernier des blancs sont cruciales. Nous avons pu établir qu’il a pénétré dans le hangar abritant les épaves des deux appareils quarante-huit heures après la catastrophe proprement dite. Lorsqu’il en émerge, il s’est décollé du flux temporel. »
Je laissai la séquence se dérouler. J’en avais marre de parler.
Nous le vîmes sortir, mais dans la cuve, ce n’était plus le modèle réduit d’être humain parfaitement bien défini qu’on y avait vu entrer : il était devenu flou sur les bords, un peu comme avec une image pas au point, un vidécran désaccordé ou plus exactement, une succession de cinq clichés superposés sur la même plaque.
« Nous avons identifié cinq lignes principales distinctes dérivant du point de départ – de cet embranchement, si vous préférez. Dans deux d’entre elles, il émerge du hangar avec l’arme – du moins, c’est ce que nous croyons : il est très difficile à distinguer. Dans l’une de ces deux lignes, l’arme ne constitue pas une force perturbatrice suffisante pour bouleverser son existence. Au bout du compte, il réintègre sa ligne de vie prédestinée. Dans la seconde, la découverte de l’arme modifie définitivement son existence, avec pour nous des conséquences que je n’ai pas besoin de détailler.
« Dans les trois autres scénarios, il ne possède pas l’arme à sa sortie. Dans deux sur trois, là encore il réintègre la voie de l’histoire. Mais là encore, dans le cinquième et dernier, il en diverge radicalement.
— Bien qu’il n’eût pas le paralyseur, intervint Peter Phoenix.
— C’est exact. Nous ignorons pourquoi.
— Quelque chose lui est arrivé là-dedans, dit Yokohama.
— Oui. Naturellement, nous avons essayé de découvrir ce que c’était, mais comme l’événement s’est produit durant une période de censure temporelle, nous n’avons guère d’espoir de jamais le savoir. » Je supposais qu’ils n’avaient pas besoin qu’on leur explique le phénomène, mais peut-être qu’à ce point de mon récit, quelques détails encore n’étaient pas superflus car je m’apprêtais à leur soumettre mon plan, lequel reposait sur les lois de la censure.
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