Quelqu’un grogna – peut-être bien même que c’était moi. Puis ce furent des conversations excitées, échanges de coups d’œil inquiets, les regards hallucinés, la vieille odeur de la peur. On peut difficilement nous en vouloir. Quand nous sommes obligés de parler en termes de probabilités à propos d’événements concernant un passé immuable, c’est que ça merde quelque part et si on ne sent encore rien, c’est simplement qu’on n’a pas encore été éclaboussés.
Je ne vais pas continuer à citer Martin. Ce ne serait pas vraiment sympa à son égard : il avait tout autant la trouille que le reste d’entre nous et, avec lui, la peur se traduit par du pédantisme. Il devint, si c’est possible, encore plus insupportablement pète-sec et didactique pour nous énoncer le scénario qui faisait de Bill Smith le Personnage le Plus Important de l’Univers, en s’aidant visuellement du scanneur temporel.
Ma première pensée, quand je pus enfin voir Bill Smith dans la cuve du scanneur, fut : peut-être que je devrais retourner le liquider.
Ce n’est pas la meilleure façon d’entamer des relations. Mais si le tuer devait l’empêcher de bouleverser la trame d’événements prédestinés, je l’aurais fait sans sourciller.
Naturellement, c’eût été de ma part la pire réaction possible. D’après le balayage effectué par Martin, Smith avait encore des années devant lui. Il était censé mourir en 1996, par noyade, et le tuer à Oakland ne pourrait manquer d’affecter le flux temporel.
Après le départ de Coventry, je restai assise à écouter le bourdonnement des conversations, mais sans y participer. Je sentais une idée en train de germer et je n’avais pas envie de l’imposer encore.
Finalement, pas encore sûre de ce que je faisais, je quittai les autres et m’assis derrière un terminal.
« Bon, écoute voir…» puis je m’interrompis, jugeant que je n’étais pas d’humeur à m’amuser à ce genre de petit jeu.
« Connexion avec G.O, S.V.P..
— G.O. connecté, répondit-il. Serais-je en communication avec Louise Baltimore ?
— Oui, et ne prends donc pas cet air choqué. J’aimerais une réponse franche.
— Fort bien. Quelle est la question ?
— Que sais-tu de Jack London Square ?
— Jack London Square est/était un quartier en bord de mer à Oakland, Californie. Ainsi baptisé en mémoire d’un écrivain célèbre. Issue d’un projet d’aménagement urbain engagé au milieu du XXe siècle, la zone était plus ou moins devenue une curiosité pour les quelques personnes visitant Oakland dans un but touristique. Veux-tu en savoir plus ?
— Non, je pense que ça me suffit. »
Je retrouvai Martin Coventry sur le balcon à l’extérieur du bâtiment de la Porte, en contemplation devant le champ d’épaves. Ou, comme nous l’appelons parfois entre escamoteurs : le triangle des Bermudes. En un autre temps, l’endroit aurait pu tenir lieu de musée. À notre époque, ce n’était qu’une décharge historique. Je le rejoignis et regardai avec lui les débris de cinq siècles d’opérations avec la Porte.
Comment feriez-vous pour escamoter un chasseur monoplace ? Ou un appareil qui, à la suite d’avarie au-dessus de l’océan, disparaît sans laisser de trace ? Ou un galion espagnol qui sombre lors d’un ouragan ? Ou une capsule spatiale qui s’engloutit dans le soleil en tuant tout son équipage ?
La meilleure façon de s’y prendre avec ce genre de catastrophe est encore de faire passer tout le véhicule par la Porte. Si c’est un chasseur à réaction, on le soumet au champ des anneaux retardateurs. L’appareil s’immobilise en douceur, on enlève le pilote – en général passablement perplexe – puis, en fonction du lieu d’écrasement, soit on catapulte l’avion, piloté par un légume, un millième de seconde après l’instant de l’escamotage, soit on l’expédie simplement à la décharge. C’est là que finit tout engin qu’on sait n’avoir jamais été retrouvé. À quoi bon le renvoyer ? Il faut une sacrée quantité d’énergie pour réexpédier un paquebot à travers la Porte. Si l’on n’a jamais retrouvé l’épave du Titanic , il y a une très bonne raison : c’est qu’elle est là devant, à rouiller.
Tout à côté de l’orgueil de la Cunard se trouve un astronef du XXVIIIe siècle.
La décharge affecte en gros la forme d’un triangle de huit kilomètres de côté et elle est bourrée jusqu’à la gueule de toutes les formes imaginables de moyen de transport terrestre, aérien, maritime ou spatial. Juste devant moi se trouvaient quatre avions à hélice qui – si ma mémoire était bonne – provenaient effectivement du triangle des Bermudes.
Ils avaient plutôt mauvaise mine. On les avait enlevés il y a une cinquantaine d’années et, comme pour tout le reste de la décharge, les substances chimiques présentes dans l’atmosphère ne leur avaient pas fait du bien. Une bonne averse dans l’Avenir Radieux qui est mon présent n’est pas une chose à prendre à la légère.
« J’étais né pour faire un historien », dit Coventry, à l’improviste. Je le regardai. Je n’aurais pas été plus abasourdie s’il m’avait dit qu’il voulait que je lui rapporte le père Noël.
« Pas possible ? fis-je, encourageante.
— Absolument. Quelle profession plus honorable, à l’aube des Derniers Âges, que celle d’historien ? »
Ou plus futile… mais je gardai cette remarque pour moi. Les historiens, si j’ai bien compris, étaient là pour transmettre le savoir et les traditions aux générations futures. En l’absence de descendants, la compilation de l’histoire m’apparaissait comme une entreprise passablement creuse. Mais il était déjà loin en avant de mes éventuelles objections. « Je sais bien que je ne suis pas né à la bonne époque pour cela », concéda-t-il en me regardant pour la première fois. « C’est quand même un brise-cœur. Quel mémorial n’avait-on pas là, quel testament à l’opiniâtreté de l’espèce humaine. Regarde-moi ça. »
Il pointait le doigt vers ce qui restait d’un drakkar viking à l’escamotage duquel j’avais contribué moins de six mois plus tôt. Le fluide épais que nous nous plaisions à appeler air y avait déjà creusé des trous béants ; dans le coin, vous aviez plutôt intérêt à construire en fromage plutôt qu’en bois.
« Tu t’imagines partir traverser l’Atlantique à la rame à bord de ce… de ce…
— Ouais, ouais, je sais ce que tu veux dire. Mais ce que tu ne sais pas, en revanche, c’est que c’était une vraie nef des fous. Toi, tu n’as pas eu à te taper un capitaine fou furieux. Lars, le Fendeur de Tête, qu’il s’appelait. À le croire, Thor l’avait appelé pour faire voile vers le Groenland. Il ne s’était pas encombré de problèmes de navigation – même si dans ce domaine il en savait plus que tu ne pourrais l’imaginer – sous prétexte d’être guidé par les dieux. Je les ai récupérés, lui et son équipage, alors qu’ils étaient pris dans une bonace dans la ceinture subtropicale, à ramer tous comme des dingues. Il ne leur restait pas deux jours de vivres. Avant peu, ils auraient commencé à manger ceux de l’équipage déjà passé du côté du Walhalla. Je ne te dis pas la puanteur qui régnait sur ce…
— Tu n’as guère l’âme romanesque, Louise…»
Je ruminai sa remarque.
« Je ne peux pas me le permettre, dis-je enfin. On a encore trop de pain sur la planche.
— C’est bien ce que je veux dire. Tu as plus d’un point commun avec ce Lars, que tu le veuilles ou non.
— J’espère au moins ne pas avoir son odeur. »
Certaines de mes meilleures reparties passent complètement au-dessus de la tête de mes interlocuteurs ; il poursuivit comme s’il ne m’avait pas entendue.
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