De cela découle un autre paradoxe : le flot du temps est parsemé de zones vides. La plupart étaient le résultat d’escamotages que nous avions opérés ou de voyages dans le temps effectués par nos prédécesseurs. Mais certains sont le résultat de voyages non encore entrepris. En d’autres termes, dans quelques jours ou quelques années quelqu’un déciderait que ça valait le coup de se rendre à cette époque, mais il était impossible de savoir pourquoi quelqu’un allait décider de s’y rendre.
Si vous croyez que pour moi tout ça se tient, vous me faites par trop d’honneur. Je prends simplement les règles comme on me les donne et je fais de mon mieux avec.
Impossible de me servir de mon bras droit. Je ne peux pas dire qu’à ce moment il me faisait beaucoup souffrir : il n’était simplement pas là. Je l’ignorai donc et traînai les blaireaux en leur agrippant les cheveux avec les doigts de ma main gauche – méthode connue dans le métier sous le nom de syndrome de la migraine à la Cro-magnon.
Enfin, la Porte apparut et on les expédia quasiment par pelletées. Ça mit trois minutes, recta. Sitôt l’opération terminée, la Porte s’évanouit de nouveau. Elle réapparut presque instantanément et les légumes commencèrent à se déverser.
Pas plus de cinq pour cent d’entre eux avaient un visage. Le vol 35 devait s’écrabouiller avec une telle violence qu’il eût été bien inutile d’aller y gâcher le meilleur de notre production. Une grande partie d’entre eux arriva par sacs, des piles de fragments de corps carbonisés qu’on s’employait à éparpiller à travers la carlingue.
Je suppose que je me suis évanouie. Tout ce que je sais avec certitude, c’est que quelqu’un me poussa à travers la Porte et que, pour une fois, je n’en avais pas gardé le moindre souvenir. J’étais assise par terre et les secouristes s’apprêtaient à me déposer sur une civière, mais je les écartai de la main. Quelque chose me turlupinait. Je vis Lilly franchir la Porte.
Je lui gueulai : « Qui a pris le paralyseur de Ralph ? »
Lilly me regarda bizarrement puis fit demi-tour. Mais elle n’alla nulle part car le reste de l’équipe qui déboulait juste à cet instant derrière elle l’envoya s’étaler non loin de moi.
« Je pensais que c’était toi qui l’avais.
— Je ne l’ai pas pris.
— Pris quoi ?
— Ralph. Quelqu’un a parlé de Ralph ? Il est mort.
— Où est son paralyseur ? »
J’étais déjà debout et me ruais vers la Porte. J’ignorais combien de temps il restait de l’autre côté avant la collision, mais peu importait. Même s’il se comptait en secondes, il fallait que j’y retourne.
Un klaxon d’alerte retentit. Je levai les yeux, crus voir Lawrence agiter frénétiquement les bras derrière la vitre du poste de contrôle au-dessus de nous. Je me retournai pour hurler quelque chose, mais Lilly était déjà passée.
Ou du moins, à moitié passée.
Et là, un truc bizarre lui arriva. Penchée en avant, elle avait dépassé la Porte de la tête et des épaules – presque jusqu’à la taille.
Et la Porte se referma.
On avait bien discuté de ce qui pourrait arriver dans un tel cas, mais on n’en savait rien car personne n’avait essayé. La théorie n’était pas très explicite. Il semblait toutefois certain qu’un corps à moitié passé dans la Porte ne serait pas simplement coupé en deux. Le processus était beaucoup plus compliqué que ça. Quand on franchit la Porte, on n’est jamais réellement séparé en deux. L’intégrité corporelle est maintenue, via une dimension située au-delà de notre perception.
Lilly ne fut pas coupée en deux. Elle s’évanouit simplement. En même temps, tout l’édifice fut ébranlé comme par une explosion. Des alarmes commencèrent à retentir.
On me ramassa pour me déposer sur une civière. Je vis que régnait une activité frénétique dans le poste de contrôle ; puis je m’évanouis.
Je fus mise au courant pendant que les toubibs me réparaient l’épaule.
L’explosion que j’avais entendue était due au corps de Lilly qui avait surchargé le système d’alimentation qui fournissait à la Porte la terrifiante quantité d’énergie nécessaire à son fonctionnement. Elle allait rester hors service deux jours, le temps de la réparer.
Qu’était-il advenu de Lilly ?
J’aime mieux ne pas même y penser. Quand nous franchissons la Porte, nous pénétrons dans une région qui par bien des aspects est au-delà de la perception de nos sens humains, quoique d’un autre côté, elle engendre sur notre esprit des répercussions imprévisibles. Certains émergent d’un passage à travers la Porte à l’état de bêtes hurlantes, et ne s’en remettent jamais. C’est ainsi que nous perdons cinq pour cent des blaireaux et une proportion non négligeable de nos bleus.
Quelle que soit cette région, Lilly s’y trouvait à présent et elle n’en ressortirait jamais.
5. Les Derniers Mots célèbres
Témoignage de Bill Smith.
Je ne devais jamais savoir qui avait fait installer la chapelle ardente. Briley n’avait pas les tripes pour ça, mais, apparemment, Roger Keane avait dans son équipe quelqu’un qui avait déjà affronté ce genre de problème. À notre arrivée, c’était déjà une affaire qui tournait.
Personnellement, je trouve qu’il serait beaucoup plus sain, infiniment plus doux et charitable de creuser tout bêtement une grande fosse à l’endroit où l’avion s’est écrasé, d’y fourrer toutes les victimes et de poser dessus une grande dalle où serait gravé leur nom. Mais jamais personne n’admettra cette idée. Chaque famille exige de récupérer son corps dans sa tombe individuelle.
Dans certains accidents, on parvient à les satisfaire. Dans les pires, c’est tout simplement impossible, mais il faut qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes. Tout ce qu’il reste de l’oncle Charlie tiendrait dans un sac à sandwich en plastique.
Qu’est-ce que vous voulez faire ? Leur montrer une main sectionnée et leur demander si cette alliance leur dit quelque chose ? La plupart n’ont même plus de visage.
Cette chapelle ardente avait été installée dans le gymnase d’un lycée. Garées devant, il y avait toutes les voitures appartenant aux familles plus le car de reportage d’une station de télé locale.
« Du calme, Bill », me dit Tom en m’écartant doucement des équipes de tournage. « Tu ne veux pas finir au journal de 18 heures. Pas dans cet état, tout de même.
— J’espère qu’il y a un enfer, Tom. Et que lorsque ces mecs y arriveront, le diable viendra leur fourrer un micro sous le nez pour leur demander leurs impressions.
— Bien sûr, Bill, bien sûr. »
Ce fut un soulagement de se retrouver à l’intérieur en compagnie des morts.
Il y en avait peut-être soixante-dix ou quatre-vingts. Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il y avait soixante-dix ou quatre-vingts longs sacs étroits régulièrement alignés. Contre le mur du fond, il y avait beaucoup, beaucoup d’autres sacs, totalement informes ceux-ci. Une équipe du F.B.I. venait de débarquer de Washington. Ils avaient déjà relevé les empreintes des corps raisonnablement intacts et travaillaient à présent sur tous les bouts de doigts qu’ils pouvaient dénicher. Ultérieurement, ce serait au tour des mâchoires pour l’examen dentaire quoique vous seriez surpris du peu de gens qu’on parvient à identifier ainsi.
On nous présenta l’agent spécial d’Oakland responsable de l’enquête. Nous connaissions déjà les gars de l’équipe anthropométrique de Washington. Si le F.B.I. a hérité de ce boulot de merde, c’est tout simplement parce qu’il a fiché plus d’empreintes que tous les autres services officiels réunis. À lire leurs rapports, on pourrait croire qu’ils parviennent à mettre un nom sur quatre-vingt-dix pour cent des cadavres. Pour dire le vrai, au bout de deux semaines, quantité de familles apprendraient qu’il avait été tout bonnement impossible de retrouver le moindre fragment du parent défunt et on assisterait à quantité de messes du souvenir dans quantité de chapelles. Quantité de viande grillée irait tranquillement finir là où finit en général ce genre d’article. Je n’ai jamais cherché à savoir où c’était. Il faut bien laisser aux toubibs et aux croque-morts leurs petits secrets.
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