Alors, rideau.
J’ai décroché le téléphone et me suis commandé un énorme plateau-repas puis je me suis aperçue que Sondergard n’avait quasiment pas d’argent sur elle. Elle avait des tas de cartes en plastique, mais je ne me sentais pas encore de taille à signer de son nom sur une quittance. Aussi, je suis allée piocher dans mon sac le portefeuille que j’avais apporté. Je vérifiai la date des billets – excès de précaution, je suppose, mais ça ne fait jamais de mal d’être prudent – et j’allai même jusqu’à en frotter un du pouce pour vérifier que l’encre était sèche. Pas de doute, ils tromperaient le ministère des Finances.
Je me rassis sur le lit et feuilletai la Bible de Gideon jusqu’à l’arrivée du repas. Ce Gideon avait certainement un bizarre sens de l’humour. Essayez voir son Livre de la Genèse.
Le bouquin s’embourbait dans une succession de « il créa », lorsque se pointa le chasseur. En même temps qu’une entrecôte saignante, j’avais demandé six boîtes de Budweiser et une cartouche de Camels. J’allumai deux cigarettes, mis la télé et mangeai le steak. La viande était fadasse – comme l’est toujours la nourriture du XXe siècle. Je farfouillai dans la penderie, mais les boules de naphtaline n’étaient plus monnaie courante dans les hôtels et j’engloutis donc mon steak tel quel.
Puis je pris un bain chaud et m’étendis sur le lit, agitant mes orteils nus devant l’écran de télé.
Pour quoi faire, une discothèque ? C’était la belle vie, en fin de compte. C’était chouette aussi d’être complètement seule. Je regardai le journal, puis l’émission de Johnny Carson. Au cinéma de minuit, ils passaient Le Candidat avec Robert Redford. Ce mec, je l’aurais bouffé tout cru. J’étais amoureuse de lui depuis qu’ils avaient passé Butch Cassidy et le Kid sur l’un des vols que j’avais escamotés.
Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a intérêt à faire gaffe aux vols qu’il emprunte. Si jamais je lui mets la main dessus, Sherman part à la décharge.
Je dormis tard. Je ne sais plus combien de temps ça ne m’était pas arrivé.
La télévision me tint compagnie tout l’après-midi jusqu’à ce qu’il fût temps pour moi de m’habiller et d’appeler un taxi pour regagner l’aérogare.
C’était une journée magnifique. L’autoroute était noyée dans un épais brouillard d’hydrocarbures. L’air était si vivifiant que je fumais mes Camels une par une.
Je savais pertinemment que je devais bien être la seule personne dans tout New York à goûter l’air ce jour-là, mais ce n’en était que plus jouissif . Souffrez, bande de salops pétant de santé !
J’arrivai délibérément aussi en retard que je pouvais me le permettre : quand je me pointai, le reste des agents de bord embarquait déjà. Je parvins à réduire au minimum les conversations ; vu que certains connaissaient Sondergard, je devais être prudente. J’alléguai une gueule de bois – ce qui passa très bien. Apparemment, ça n’avait rien de déplacé.
Pendant tout le début du vol, j’évitai les autres en m’écrasant un max, tâchant d’être trop occupée avec mes passagers pour aller papoter avec le restant du personnel de bord. Ça me valut quelques regards bizarres – je me rendais compte que Sondergard n’était pas exactement la gloire de la PanAm – mais tant pis. À mesure que le vol se déroulait, je remplaçais une par une mes petites cocottes à chacune des apparitions de la Porte dans les toilettes au centre de la cabine.
C’est un truc facile : j’ai un indicateur sur mon bracelet-montre qui décèle la présence de la Porte. Dès que ma montre réagissait, je me rendais simplement aux lavabos : j’ouvrais la porte et j’appelais une des hôtesses.
« Mais regarde-moi ça », disais-je alors avec une mine écœurée. Elles étaient immanquablement curieuses de voir quelle nouvelle atrocité les passagers avaient bien pu perpétrer sur leur domaine (les agents de bord éprouvaient presque autant de mépris que moi pour les blaireaux). Une fois l’hôtesse dans la bonne position, je lui flanquais mon pied dans le cul et elle se retrouvait de l’autre côté avant d’avoir pu dire ouf. Sa remplaçante arrivait presque aussi vite.
On commença la bonne vieille manœuvre d’écrémage sitôt les plateaux-repas débarrassés.
Il y a plusieurs façons d’opérer un escamotage. Écrémer les passagers est une méthode qu’on emploie chaque fois que possible. Les projections de films en vol nous y aident souvent : lorsque la cabine est plongée dans la pénombre, les gens font moins attention qu’en temps normal. Tel ou tel pouvait disparaître dans la plupart des cas sans laisser de regret. Dès le dernier steward, la dernière hôtesse remplacée, un membre de l’équipe se postait en permanence dans le couloir des lavabos au centre du 747. Quand les circonstances le permettaient, on veillait à ce que tout passager qui se levait pour aller pisser n’ait pas l’occasion de se soulager avant une bonne cinquante de milliers d’années.
Chaque escamotage est unique, chacun présente de nouveaux problèmes.
Pour celui-ci, on vidait deux Jumbos simultanément. Ce qui avait du bon – en quantité – mais du moins bon car la Porte ne peut se matérialiser qu’en un seul endroit à un moment donné. Ce qui signifiait qu’elle devait faire la navette entre les deux appareils.
Les deux vols étaient transcontinentaux. Ça peut paraître un avantage, mais ce n’en est en général pas un. Pas question en effet d’enlever tout le monde durant la première heure de vol puis de laisser l’appareil traverser vide tout le pays en espérant que le pilote ne quittera jamais sa cabine.
Dans le cas présent, le 747 devait conserver un minimum de portance après la collision. Ce qui signifiait que son véritable pilote devait rester aux commandes jusqu’à la fin. Il était simplement trop coton de lui substituer l’un des nôtres – même un kamikaze. Il y avait trop de risques de voir l’appareil s’écraser à un endroit où l’histoire nous avait déjà appris qu’il ne s’écraserait pas.
Avec le DC-10, nous avions une marge de manœuvre bien plus grande. S’il fallait en venir là, nous pouvions très bien enlever tout l’équipage et suivre les instructions du contrôle au sol puisque c’était justement ce qui allait causer la collision.
L’écrémage se passait bien. Nous avions encore deux heures de vol et déjà quarante à cinquante passagers étaient partis. Le 747 avait décollé pratiquement complet. On aurait pu croire que les gens auraient commencé à remarquer les sièges vides, mais le fait est qu’il leur faut un bout de temps pour saisir ce qui se passe. En partie parce que nous sélectionnons les candidats à l’écrémage avec un luxe de précautions. On n’irait pas enlever un enfant sans sa mère, par exemple : maman viendrait voir. Mais embarquer une mère et son braillard de gosse, c’était parfait. Les autres passagers noteront bien à quelque niveau subconscient que les braillements ont cessé, mais jamais ils n’iront chercher à savoir pourquoi. C’est le genre de coup de pot sur lequel on ne s’interroge pas.
Dans le même ordre d’idées, nous repérions les personnes les moins gâtées par la disposition des sièges en rangs de sardines – ainsi tel passager installé à côté d’un voisin de grande taille, ou bien trois hommes qui ne se connaissent pas assis dans la même rangée – surtout si chacun d’eux essaie de travailler. Que le type du milieu se lève pour aller boire un coup ou faire un tour aux toilettes, et il avait peu de chances de revenir. Là non plus, je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre.
Mais le plus gros truc qui jouait en notre faveur était le caractère inimaginable de notre opération. J’imagine quelqu’un l’air inquiet, parcourant les allées. Peut-être a-t-il noté que tous les sièges étaient occupés au décollage et que maintenant il y a toutes ces places vides. Qu’est-ce à dire ? Mais la logique est de notre côté. Le type sait fort bien que personne n’est sorti fumer une clope. Donc, la logique prouve que tout le monde est encore à bord ; ergo , ils doivent être quelque part ailleurs dans l’avion. Personne ne cherche jamais plus loin que ça même lorsqu’on a escamoté la moitié des passagers.
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