Ayant conclu que tout tournait rond, je décidai d’aller jeter un œil dans l’autre avion, le DC-10. Et donc, sitôt la Porte réapparue, je fis un pas… dans le futur, passai un uniforme de United pendant que le contrôle mettait au point sur le second appareil… et débouchai à bord du vol 35 United.
Un autre avantage des Jumbos : personne ne remarque une nouvelle hôtesse.
Comme il y avait moins de risques sur ce vol, l’équipe se montrait nettement plus agressive. Sous un prétexte ou un autre, ils attiraient les passagers à l’arrière de l’avion où ils se rendaient pour ne plus jamais revenir. J’observai la manœuvre avec approbation puis fis signe à Ralph Boston. Il me suivit dans l’office.
« Comment ça se passe ?
— Au petit poil. On compte commencer la manœuvre finale d’ici une ou deux minutes.
— L’heure locale ?
— Il nous reste encore vingt minutes. »
Ça peut paraître déconcertant. Quand j’avais quitté le 747, il avait encore trois heures à voler, ce qui signifiait qu’il se trouvait quelque part au-dessus du Midwest. Cet avion-ci était déjà en Californie deux heures et demie plus tard. De quoi vous filer la migraine.
Mais pourquoi ne pas opérer ainsi ? Pourquoi par exemple, là-haut dans l’avenir, auraient-ils dû poireauter vingt-quatre heures, pendant que je regardais le Carson show dans une chambre de motel à New York ?
Ils n’en avaient rien fait, bien entendu. À peine la Porte s’était-elle évanouie de ma chambre que le contrôle l’avait raccordée sur les lavabos du 747 le lendemain. Ce qui s’était passé, aux yeux de Lawrence, c’est que j’avais traversé, Sondergard était apparue, puis la Porte avait clignoté pour livrer aussitôt passage à la première hôtesse que j’y avais propulsée le lendemain.
Ça demande un minimum d’accoutumance.
« Quelque chose qui cloche ? » s’enquit Ralph. Je le regardai. Ce coup-ci, Ralph n’incarnait absolument pas un steward. Sa seconde peau en faisait la copie parfaite d’une personne très noire et très féminine dont il ne connaissait probablement même pas le nom. Ralph est de petite taille et il est avec moi depuis un bout de temps. Plus d’un an.
« Non. On ferait aussi bien de continuer. Je reste ici ou je regagne l’autre appareil ?
— Lilly est toute seule en première. Tu pourrais aller lui filer un coup de main. »
Ce que je fis. Techniquement bien sûr, c’est moi qui commande, mais Ralph dirigeait l’équipe du DC-10 tandis que Cristabel était responsable du 747. Dans un escamotage tel que celui-ci, je trouve préférable de laisser à mes chefs d’équipe la direction des opérations.
Chez les premières, la manœuvre se déroulait en douceur. On utilisait la procédure classique « café, thé ou lait » qui tablait sur notre rapidité et sur leur inertie. Je me penchai vers les deux premiers sièges sur ma gauche, tout sourire :
« Est-ce que vous appréciez votre vol ? »
Plop, plop. Deux pressions sur la détente, près de la tempe et hors de vue des autres blaireaux.
Rangée suivante.
« Salut les gars. Moi, c’est Louise. On s’envoie en l’air ? »
Plop, plop.
On était près de l’arrière de la cabine que personne n’avait pipé. Enfin, quelques-uns se levèrent en nous regardant d’un drôle d’air. Je lorgnai Lilly, elle acquiesça et on flingua les derniers vite fait. Toute la cabine de première était à présent gentiment endormie, ce qui signifiait qu’aucun d’eux ne pourrait nous aider à faire passer les dormeurs à travers la Porte. C’est totalement injuste, mais il n’y a pas de solution. Encore un avantage de votre billet de première, voyageurs aériens !
On se dépêcha de regagner la classe touriste qui pose toujours un plus gros problème. Ils n’avaient pas encore commencé d’expédier au dodo les passagers. Ralph leur faisait encore le plan de l’écrémage et je le vis se pencher au-dessus d’un passager assis dans une travée latérale et lui demander s’il voulait bien venir avec lui (elle) un instant.
Le type se leva et c’est alors que le dos de Ralph explosa. Quelque chose heurta violemment mon épaule droite. Je pivotai sur les talons, commençant à m’accroupir.
Je remarquai une fine pellicule rouge sur mes mains et mes bras.
Je songeai : un pirate, le type est un pirate de l’air.
Et : mais pourquoi a-t-il attendu si longtemps ?
Et : les détournements d’avion étaient devenus rares dans les années 80.
Et : était-ce une balle qui m’avait touchée à l’épaule ? Est-ce que Ralph était mort ?
Et : le putain d’enculé est un pirate de l’air !
Il me semblait que j’avais tout le temps du monde.
Ce qui se produisit en réalité, c’est que la balle m’atteignit à l’épaule, que je tournai sous le choc, levai mon bras gauche et du pouce basculai le sélecteur sur élimination et m’accroupis tout en pivotant pour viser soigneusement et le couper en deux.
La partie supérieure du torse et la tête se détachèrent du reste du corps et jaillirent dans les airs pour atterrir six rangs plus loin dans l’allée centrale. Son bras gauche échoua dans le giron de quelqu’un et le droit, tenant toujours l’arme, tomba simplement par terre. Les jambes et le ventre basculèrent en arrière.
D’accord, j’aurais pu l’estourbir.
Mieux valait toutefois pour lui que je ne l’aie pas fait. Si je l’avais ramené vivant, je lui aurais fait frire les couilles pour mon petit déjeuner.
À quoi bon décrire la pagaille qui s’ensuivit ? J’aurais de toute façon du mal à le faire même si ça valait le coup ; durant tout ce temps, je restai assise par terre, les yeux fixés sur le sang.
L’équipe dut assommer pratiquement tout le monde. Le seul point positif était la quantité dont nous étions arrivés à nous débarrasser durant la phase d’écrémage. Les autres, il faudrait les ramener sur notre dos.
Quand Lilly s’agenouilla enfin près de moi, elle me croyait plus gravement blessée que je ne l’étais réellement. Elle se comportait comme si j’allais me briser au moindre contact.
« C’est surtout du sang de Ralph », lui dis-je en espérant que c’était vrai. « Je suppose que c’est une veine que j’ai intercepté la balle. Elle aurait pu perforer le fuselage.
— C’est une façon d’envisager les choses, j’imagine. Nous avons dû enlever l’équipage, Louise. Ils avaient entendu le ramdam.
— Ça ira. On a encore du boulot. Faisons-les passer. »
Je commençai à me lever. « À trois : à la une, à la deux…»
Pas pour ce coup-ci.
« On ne peut pas encore les transférer », dit Lilly. Je n’avais pas fait attention à sa mine inquiète lorsque j’avais essayé de me lever. Eh bien, j’allais lui montrer. Elle poursuivit : « On les entasse dans les toilettes. Mais la Porte est sur le 747 en ce moment.
— Où est Ralph ?
— Mort.
— Faut pas le laisser ici. Faut le ramener.
— Bien sûr. De toute façon, on aurait bien dû ; ce n’est quasiment que des prothèses. »
Je parvins à me remettre sur pied et ça alla déjà mieux. Pas besoin que ça tourne au désastre, je n’arrêtais pas de me dire. Un mort, une blessée ; on tenait encore le coup. Mais je commençais à sentir les inconvénients qu’il y a à escamoter deux avions simultanément. J’aime bien que la Porte soit là, prête à l’emploi, durant toute l’opération.
Impossible ici. La principale limitation de la Porte est la loi temporelle stipulant qu’elle ne peut apparaître qu’une seule fois à un moment donné. Une seule et unique fois.
Si nous renvoyons la Porte, mettons, le 7 décembre 1941, de 6 à 9 heures du matin sur l’île d’Oahu, nous pourrons récupérer la majeure partie de l’équipage du cuirassé Arizona, mais, dans ce cas, ces trois heures nous seront à jamais interdites. Que quelque chose d’intéressant survienne durant ces mêmes trois heures en Chine, à Amsterdam, voire sur la planète Mars, eh bien, c’est tant pis. On ne pourra même pas observer les événements de ces trois heures sur les scanneurs temporels.
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