— Qu’allez-vous devenir, Anne ? La Bérandie n’existe plus.
— Obéir à Hugues, Akki, si vous le voulez bien. Voici sa dernière lettre !
Elle tira de son sein un papier plié en quatre, hâtivement déchiré d’un carnet. Il lut :
Anne chérie,
La Bérandie n’est plus ! Le dernier instructeur vient de tomber à mon côté il y a une minute. Je ne vis plus que par miracle et, avant longtemps, j’aurai à mon tour disparu dans les ténèbres. Je vous ai aimée depuis votre adolescence, et pourtant, je sais que vous ne m’aimez pas. Essayez de survivre en vous cachant. Klin le sinzu m’a encore dit tout à l’heure qu’une interruption de dix jours dans les nouvelles qu’envoient les instructeurs déclenchera immédiatement une expédition d’enquête. Rejoignez Akki, que vous n’avez pas cessé d’aimer, et demandez-lui de veiller sur notre fils. Je souhaiterais qu’il devienne à son tour un coordinateur, s’il en a les capacités, un des hommes chargés d’extirper à tout jamais le fléau des guerres. C’est le plus beau sort qu’on puisse rêver. Adieu, Anne. L’ennemi revient. J’ai encore un fulgurateur, et je vais leur faire payer cher ma mort. Adieu bien-aimée.
Il rendit le papier, essuyant sans honte une larme.
« C’était un homme, Anne, et son fils pourra être fier de lui. Je veillerai sur son avenir. Nous veillerons sur son avenir. Qu’y a-t-il, Hassil ? »
Le visage du hiss exprimait une joie féroce.
« Il a parlé, ou plutôt nous avons extrait de son crâne les renseignements nécessaires. C’est une race qui vient juste de découvrir un mode primitif de vol interstellaire, et qui, après avoir massacré les habitants d’une planète voisine de la leur, a l’intention de continuer ce petit jeu.
— Rééducables ?
— Non ! Type Z. Foncièrement mauvais.
— Alors ?
— Comme tu sais. Un kilsim sur leur monde.
— Je suis heureux de ne pas avoir à prendre cette décision. Théran me suffit !
— Moi aussi, Akki. Mais elle est inévitable.
— Qu’est-ce qu’un kilsim ? interrogea Anne.
— L’engin dont nous nous servons pour rallumer les soleils que les milsiks ont éteints, chérie. Leur planète sera transformée en une boule de gaz surchauffés.
— Eh bien, moi, Akki, je n’hésiterais pas !
— Laissons donc la haine, elle est stérile. Voyez plutôt ! »
Le ksill était rentré dans l’espace normal. L’écran fourmillait d’étoiles. Une d’elles, toute proche, bleutée, était accompagnée d’un cortège de planètes.
« Ialthar, qui sera notre soleil ! Voici Ella, Mars, Réssan ! Et cette étoile, là-bas, est le soleil de Novaterra. Et, dans cette galaxie comme dans d’autres, des terres, par milliers, avec leurs humanités ! Et tous ces mondes sont nôtres, chérie, nôtres à jamais ! »
À propos de l’origine de Ce monde est nôtre…
Ce monde est nôtre parut en 1960, au paroxysme de la guerre d’Algérie. Compte tenu du sujet, il était tentant pour les commentateurs et critiques d’alors de voir dans ce conflit la source d’inspiration de l’auteur, ce qui ne manqua pas d’être fait. Francis Carsac eut beau affirmer à plusieurs reprises en public, et très souvent dans des discussions privées, que ce n’était pas le cas, rien n’y fit. La légende, car s’en est une, a perduré. Dans l’« Hommage à Francis Carsac » publié par Fiction peu après son décès{Claude Cheinisse : À la mémoire d’un ami, Fiction, n°320, Juillet-Août 1981}, Claude Cheinisse écrivait : « Il me reste à parler de tes pudeurs, qui te conduisirent à prétendre que « Ce monde est notre » n’avait rien à voir avec le drame algérien… » Et dans la rubrique « La vie littéraire » du journal Le Monde {Le Monde, 8 Mai 1981, p. 22} Philippe Curval estimait que « l’un de ses récits les plus achevés est sans doute Ce monde est nôtre, parabole douloureuse sur la guerre d’Algérie »…
Qu’en est-il en fait ?
I. Chronologie
D’abord, à moins de doter Francis Carsac du pouvoir de « projeter son esprit dans l’avenir », comme Sian-Thom le Voyant, le prophète Hiss, la guerre d’Algérie ne peut pas « matériellement » avoir inspiré « Ce monde est nôtre » pour la simple raison que le plan du roman existait déjà en 1952 (dates probable : octobre ou novembre) et que les 82 premières pages{Les pages indiquées sont celle du manuscrit originel (avant révision pour publication), qui en compte 190.} ont été écrites entre Décembre 1953 et Février 1954. De façon plus précise, « Ce monde est nôtre » a été écrit en quatre périodes :
Décembre 1952-Mai 1953 : prologue et pages 1 à 14 ; et surtout, établissement d’un premier plan de l’ouvrage qui était (je recopie ce que mon père avait écrit alors…) :
Prologue : rapport d’éclaireur sur planète isolée
Première partie : La planète perdue
I) Arrivée du coordinateur
II) La « citée médiévale »
III) Le château
Deuxième partie : Les montagnards
I) Un village dans les cimes
II) Le premier jour de Mai
III) Les terres dans le ciel…
Troisième partie : Ce monde est nôtre
I) Les autres
II) La trace de nos os
III) La loi d’acier
Epilogue
Décembre 1953-Février 1954 : pages 15 à 80 (p. 80 : Akki Kler arrive chez les Vasks. La dernière phrase écrite, le 25 Février 1954 vers 23 h 10, est : « Il s’exclut lui-même, et nul ne lui parle plus jusqu’à ce qu’il ait obéi »).
Mars 1959 — Juillet 1959 : pages 80 à 190 (Le texte reprend le 3 Mars 1959 par : Ils mangèrent un moment en silence).
Fin 1959 : Réécriture du manuscrit pour envoi à l’éditeur (avec corrections portant essentiellement sur la forme).
Or la guerre d’Algérie a commencé à la Toussaint 1954, date à laquelle le roman était déjà en quelque sorte « écrit » dans la tête de l’auteur qui a suivi, au détail des péripéties près, jusqu’à la fin le plan qu’il avait établi en 1952.
II. L’Indochine
En Juillet 1954 se terminait la première guerre d’Indochine. En 1936, à l’âge de dix-sept ans, François Bordes avait passé plusieurs mois dans ce qui était alors l’Indochine française, parcourant le pays, ou plutôt les pays puisqu’il est allé aussi au Cambodge, où il a visité les temples d’Angkor, et au Laos, où il avait rencontré des gens des peuples montagnards qu’on appelait les Mois. L’Algérie, où il n’est jamais allé{II est allé, en 1938-39, une fois au Maroc et une fois en Tunisie, en camping avec des copains des Auberges de Jeunesses. Mais il s’agissait surtout de s’amuser, faire du camping, et de visiter les ruines de Volubilis et de Carthage, et il n’a eu que des contacts superficiels avec les populations…}, n’appartenait pas au vécu de Francis Carsac, mais l’Indochine oui.
À Villeneuve, chez lui, bien que son père ait eut été négociant à Dakar, il n’y avait pas vraiment de racisme. Certes, pour parler des sénégalais, le terme « nègre » était utilisé. Mais c’était sans connotations péjoratives : c’était le terme usuel, et de plus, dans le parler du Périgord et de l’Agenais, « nègre », negro, signifie tout simplement « noir ». Dans ce qu’il lisait, les récits de voyage de l’époque, les romans d’aventure, avaient assez souvent une coloration que nous qualifierions certainement de « raciste », mais c’était le plus souvent un racisme paternaliste, en quelque sorte bienveillant : le blanc venant apporter la civilisation. Il ne s’agissait pas, la plupart du temps, de haine ou de vrai mépris.
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