La route qu’ils suivent est complètement déserte, en dépit des pillards et des violeurs censés l’écumer à en croire l’armée, ça fait plusieurs heures qu’ils n’ont vu personne, elle commence à avoir mal aux jambes et son souffle est de plus en plus court. Même en ralentissant l’allure afin de l’accommoder, ces crétins arriveraient sûrement à Ixtepec avant la nuit.
Naomi déglutit. C’est le moment de vérité. Elle va être obligée d’agir dans son seul intérêt ; aucun de ses compagnons ne semble fatigué et elle ne peut prendre la défense de personne. Elle arrête sa décision, mais celle-ci est si nouvelle qu’elle hésite encore pendant un bon kilomètre, puis elle se rappelle ce que Jesse lui a dit un jour : la première fois qu’il a eu un orgasme avec une femme, il a dû s’imaginer qu’il était en train de se branler. Elle décide donc de faire comme si elle défendait un tiers. Comme si Naomi était une autre, une femme harcelée par ces hommes…
Elle leur fait part de sa décision. Ils ne tentent même pas de la persuader de rester avec eux ; ils accélèrent l’allure et, en moins de quelques minutes, ils ont disparu derrière une colline pendant qu’elle continue sa route à un pas plus mesuré.
Ce qui lui donne le temps de remarquer qu’il fait très chaud mais que cela n’a rien d’extraordinaire en cette saison ; au moins le soleil brille-t-il. La forêt qui recouvrait naguère les collines a été ravagée, on y voit de toutes parts de larges cicatrices laissées par les coulées de boue, les glissements de terrain et les avalanches, et les arbres isolés ont été complètement effeuillés, si bien qu’on ne distingue que de rares taches vertes au sein d’un magma bourbeux.
Cette région était naguère le site d’exploitations agricoles, bâties dans les zones où le terrain était relativement plat ; bien des années s’écouleront avant que les fermiers ne puissent y faire pousser quelque chose. S’il reste encore des fermiers.
Elle a parcouru quatre kilomètres à son rythme, ôtant son chemisier pour se passer de l’écran total sur la peau, lorsqu’elle entend une voiture derrière elle. Le système de guidage est hors service pour un bon moment, de sorte qu’elle a affaire à un véhicule piloté en mode manuel, sans doute une jeep de l’armée.
Le tee-shirt qu’elle portait sous son chemisier est minuscule et lui laisse les épaules dénudées ; elle se demande si elle ne devrait pas se couvrir, mais cela lui semble ridicule.
La voiture qui apparaît n’est ni une jeep, ni une limousine, ni un véhicule de secours. Jamais elle ne se serait attendue à voir ça : une GM Luxrover flambant neuve, rutilante, une de ces conduites intérieures de luxe tant prisées des corporados les plus impérialistes et des célébrités du milieu politique et financier. Elle est pourvue de plaques internationales, qui la désignent comme un véhicule américain ayant visité bien des pays, et de vitres teintées, qui empêchent Naomi de voir son ou ses occupants. Elle fonce à toute allure, puis ralentit au niveau de Naomi et se range sur le bas-côté.
Elle se dirige vers la voiture, ne voyant pas ce qu’elle pourrait faire d’autre. Il y a de grandes chances pour que son conducteur soit un touriste, sans doute de sexe masculin, prêt à la prendre en stop ; rien n’est moins sûr, cependant, et elle a un peu peur, mais elle préfère courir un risque plutôt que de faire de la peine à un bon Samaritain. En outre, un habitacle climatisé et un siège confortable lui paraissent irrésistibles, d’autant plus qu’elle commence à avoir mal aux pieds et qu’elle aura sûrement des ampoules avant d’arriver à Ixtepec.
Et puis merde, elle a survécu à Clem 2, elle est de taille à affronter un maniaque sexuel.
La porte de la Luxrover s’ouvre et son conducteur en descend. Il est âgé d’une trentaine d’années et vêtu d’un impeccable costume d’été, du genre de ceux que fabriquent les petits studios cadcam d’Oaxaca, sauf que… oui, décide-t-elle en s’approchant, c’est bien de la soie. Et le chrysanthème piqué à son revers est très certainement naturel. S’il arbore ainsi une fleur jaune, ce n’est pas un Mexicain et ça ne fait pas longtemps qu’il est ici…
Il porte aussi de grosses lunettes noires. Ses cheveux blonds sont coupés court, son nez est plutôt petit et son cou est aussi maigre que le reste de son corps. Bref, il évoque irrésistiblement un insecte géant.
— Salut, vous voulez que je vous emmène quelque part ? demande-t-il en anglais.
Sa voix joviale a le genre d’accent un peu geignard qu’elle associe aux vendeurs ratés.
— Vous êtes américain, réplique-t-elle.
Elle le sait déjà, mais cette remarque va lui permettre de gagner du temps.
— Je parie que vous vous demandez ce que je fiche ici.
— Sans déc’.
Elle était toujours irritée quand Jesse lui lançait ces mots, et elle est résolue à agacer ce type afin qu’il ne profite pas de la situation pour virer au romantique.
— Eh bien, je me baladais, je visitais le pays tout en bossant sur le net. À présent, il n’y a plus de net, plus de transpondeurs, alors je retourne vite fait aux USA. Quand je vous ai vue, je me suis dit que ce serait sympa de prendre en stop une fille aussi mignonne que vous. Comme vous n’êtes pas habillée comme une Mexicaine…
— Qu’est-ce que vous reprochez aux Mexicaines ?
Ce type vient de descendre dans son estime.
— Rien, à part qu’elles parlent rarement l’anglais.
— Vous ne parlez pas l’espagnol ?
— Non. Je vais d’une station touristique à l’autre et c’est à peine si je sors de ma voiture ; quand les transpondeurs sont en état de marche, elle me conduit d’un endroit à un autre et il me suffit de regarder par la fenêtre pour jouir du paysage.
Elle a bien envie d’émettre un jugement sur son état d’esprit, puis elle se rappelle qu’elle n’a pas vu grand-chose du Mexique, hormis des villages et des barrios. Apparemment, il existe diverses façons d’avoir l’esprit étroit. Et puis elle s’est suffisamment rapprochée de la voiture pour sentir la fraîcheur de sa climatisation.
— Je suppose que vous êtes ici dans un but humanitaire ou quelque chose comme ça, ajoute-t-il.
— Quelque chose comme ça.
— C’est pas mon truc. Mais si vous avez envie de m’en parler, je suis prêt à vous écouter ; j’ai fait le tour de mon audiothèque et je ne peux pas me brancher sur la XV pendant que je conduis.
Elle décide de passer à la flatterie ; elle a en partie mis les choses au point, et ce type est bien ce qu’il semble être : un businessman gringo qui apprécie les paysages mexicains, les plages mexicaines, mais pas le Mexique. Elle arrivera sans peine à le supporter jusqu’à Oaxaca… voire jusqu’aux USA, se dit-elle soudain. Voilà une bonne idée.
— Il n’y a pas grand-chose à raconter, lui dit-elle. Vous m’avez cernée du premier coup d’œil, j’en ai peur. Vous savez vraiment conduire ce truc ? On m’a fait passer un examen de conduite manuelle au lycée, mais je n’ai jamais eu l’occasion de pratiquer depuis. Vous devez avoir des réflexes de pilote d’essai.
Il se fend d’un petit sourire ; comme ses yeux sont cachés par les verres fumés, elle ne saurait dire si son sourire exprime la fatuité ou le cynisme, mais elle décide d’opter pour la première hypothèse.
— Nos grands-parents ne connaissaient que le mode manuel, vous savez.
Elle se retient de lui dire que ses grands-parents faisaient partie des premiers Profonds et ont cessé de conduire à l’âge de trente ans, tout comme ils ont cessé de manger de la viande et de porter du cuir.
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