— En effet, admet-il. Si je ne m’étais pas retenu, je serais même allé jusqu’à dire « pure laine vierge ». Quand j’étais jeune, j’écrivais pour le journal du lycée des éditos favorables à Dan Quayle. Mais revenons à votre fille : devons-nous l’emmener dans un restau chic en bord de mer pour la rendre heureuse ?
— Seulement si nous souhaitons la convaincre du sérieux de nos intentions, et je n’arrive toujours pas à croire que je ne rêve pas. En fait, elle serait sans doute ravie de manger chez Shoney’s.
— Si vous me permettez une suggestion plutôt bizarre… pourquoi ne pas commencer dans le grandiose pour finir dans le banal ? Allons déjeuner dans un café, puis elle ira faire son équitation – peut-être qu’on pourra boire un pot pendant qu’elle trotte sur son poney –, et ensuite on ira dîner chez Shoney’s et se faire une toile. Et peut-être se tenir par la main sous le sac de pop-corn ?
— Je suis prête à accepter votre proposition, à condition que le film soit plein de monstres ou se passe dans l’espace.
— C’est ce qui plaît à Derry ?
— Non, c’est ce qui me plaît à moi. La vie est suffisamment pénible et chiante. Quand je vais au cinéma, c’est pour y crever de trouille ou pour partir dans les nuages.
John Klieg lui lance un sourire rayonnant.
— Bon sang, un type qui vous connaîtrait depuis seize ans risquerait de remarquer que vous aimez bien vous amuser.
Elle lui rend son sourire ; elle vient de reconnaître son accent.
— D’où venez-vous exactement, John ?
— D’un trou dont vous n’avez jamais entendu parler : Winona, Minnesota. Dans le sud-est de l’État, au bord de la Wisconsin River.
Soit à une heure de route de la ville où Glinda a grandi. Peut-être qu’elle peut se permettre d’assumer son accent, après tout.
Louie Tynan est débordé pour la première fois depuis plusieurs mois et il ne sait pas s’il doit s’en réjouir. Il existe quatre satellites en orbite polaire qui se lèvent sept ou huit fois par jour par rapport à sa station placée en orbite autour de l’équateur. Chaque fois que cela se produit, à un instant soigneusement calculé, le satellite émet une pulsation laser qui traverse l’atmosphère terrestre à diverses altitudes avant d’être captée par la station à fin d’analyse spectrographique. Les trente et quelques lasers émettant chacune de ces pulsations ont une énergie et une longueur d’onde connues avec précision ; si la lumière ne faisait que traverser le vide, il serait facile de calculer l’énergie associée à telle ou telle longueur d’onde avec une précision de l’ordre du dix milliardième.
Mais bien que l’air soit transparent, il n’est pas parfaitement transparent ; il est sujet à des variations mineures (observez une route surchauffée par un jour d’été) et certaines de ces variations ont un effet sur la longueur d’onde (considérez un coucher de soleil).
Si bien que le rayon laser capté par la « caméra » de Louie Tynan (c’est ainsi qu’il a baptisé ce gadget) présente relativement à une longueur d’onde donnée des altérations énergétiques dues à l’air qu’il a traversé, et ces altérations permettent d’obtenir des informations sur les effets de la concentration de méthane dans l’atmosphère.
La tâche de Louie consiste à activer un manipulateur automatique, une sorte de tracteur pourvu d’un bras qui sillonne la coque de la station, à aller chercher la caméra spectrographique dans la soute, à la placer dans le sas, à la mettre en position grâce au manipulateur… et à s’installer devant les cadrans, s’assurant que les voyants appropriés restent au vert pendant la manœuvre tout en feignant de savoir ce qu’il fait.
Pour l’instant, il fait une pause dans la bulle d’observation. L’intervention humaine n’est pas vraiment nécessaire pour ce genre d’opération – des robots feraient parfaitement l’affaire –, mais puisque la NASA dispose d’une station en activité, avec à son bord un vieux croûton qui ne veut pas en descendre, autant le mettre à contribution. Cette méthode n’est peut-être pas la plus productive qui soit, et peut-être que l’astronaute en question aurait mieux à faire, mais le service de presse de l’agence est en mesure de souligner sa rapidité d’intervention et son efficacité en période de crise.
Ce qui fait que Louie est obligé d’imprimer régulièrement des graphiques issus de ses observations, de commenter ceux-ci et de transmettre résultats et commentaires au Centre de contrôle au sol. Ce qui relève de l’esbroufe pure et simple ; premièrement, vu qu’il n’a aucune connaissance en météorologie excepté celles qu’on lui a inculquées lors d’une séance de trois heures la semaine précédente, il ne comprend quasiment rien à ces fameux graphiques, et deuxièmement, ceux-ci sont instantanément copiés et transmis aux experts capables de les interpréter. Mais les contribuables branchés sur les chaînes publiques savent que le fonctionnaire le plus onéreux du pays justifie enfin ses émoluments.
En outre, on a demandé à un étudiant de lui poser des questions dont les réponses sont connues de tous, si bien qu’il peut feindre de donner son opinion et de jauger la situation. En fin de compte, Louie travaille essentiellement à des fins publicitaires.
D’un autre côté, jamais on n’a autant parlé des opérations spatiales. Il repense à Henry Loamer, le représentant de la Gauche unie à Los Angeles, qui a naguère qualifié la station spatiale de « maison de retraite en orbite » et lui-même de « fonctionnaire le plus coûteux du pays », affirmant qu’il passait son temps « à se tourner les pouces aux frais des contribuables ». Plusieurs semaines s’écouleront avant que ce cher Henry ne se rende compte qu’un robot ferait son boulot mieux que lui, et en attendant il ferme sa gueule.
Et puis Louie est bien obligé d’admettre qu’il se sent mieux depuis qu’il bosse. Comme il est obligé de passer devant la caméra plusieurs fois par jour pour faire son rapport, il s’est remis à se laver et à se raser, deux corvées qu’il avait quelque peu négligées. Peut-être n’est-il pas une gravure de mode, mais au moins est-il propre et vêtu en permanence d’une combinaison immaculée.
Il avale une nouvelle bouchée de sushi. Ces diables de Japonais ont dépensé une fortune pour équiper leur module, aujourd’hui vide et désactivé sur le bras numéro deux. Ils ont envoyé cinq équipages pour des séjours de plusieurs mois, et puis se sont lassés de l’espace, laissant derrière eux des réservoirs de culture organique grâce auxquels on peut manger du poisson sans avoir besoin de le pêcher.
Ce truc est plutôt savoureux, et ça le change de ses sandwiches.
Les Japs ont laissé tomber. Les Chinois continuent d’envoyer des missions en orbite basse. Les Russes ont quitté l’espace depuis belle lurette et les Français font trois vols par an – ils se servent de l’Euromodule comme d’un hôtel, y dormant entre deux réparations de robots ou y faisant étape entre la Terre et leur minuscule base lunaire, où ils assemblent leurs astronefs. La dernière fois, ils ne se sont même pas arrêtés, ralliant la Lune sans escale.
Et quant à son propre pays… eh bien, il en est le seul représentant, et ce presque uniquement dans un but publicitaire.
Et pourtant, le système solaire grouille de robots. Sans compter les réplicateurs qui ont écumé la Lune avant qu’on ne mette un terme à cette expérience, on trouve plusieurs centaines de machines sur le satellite de la Terre.
L’autre jour, Louie a remarqué que l’un des relais de la station supervisait les activités de la Jeep lunaire de l’Université du Wyoming et de l’Orbiteur lunaire Ralston-Purina. Il s’est avéré que le premier était un projet de fin d’études d’une école d’ingénieurs tandis que le second résultait d’une opération publicitaire : le célèbre fabricant de pâtées pour chiens offrait à ses clients un lopin de lune (sans trop de risques, car l’ONU a suspendu tout droit immobilier sur la Lune, exception faite des bases habitées et de leurs environs sur un rayon de un kilomètre) et leur en envoyait la photo.
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