Alors qu’ils arrivent devant la limousine, elle s’approche de lui, lui glisse son pourboire dans la main et lui dit :
— Si vous êtes aussi aimable que Rock, vous avez le droit de m’embrasser pour voir l’effet que ça fait.
— Personne ne va me croire quand je raconterai ça, marmonne-t-il, le rouge aux joues.
Et quand il l’embrasse, elle a l’impression d’avoir affaire à un adolescent hypersensible dont elle serait le premier grand amour. Si c’est l’impression que donne Rock au public de la XV, pas étonnant qu’il soit aussi populaire.
Il a l’air pris de vertige quand il s’écarte d’elle.
— Alors, comment suis-je pour de vrai ?
— Gentille. Et douce. Pas du tout comme à la XV, mais très, très tendre. Merci.
— Merci à vous. Si jamais vous passez à Tapachula, cherchez une Américaine grassouillette qui passe ses journées à lire de gros bouquins passionnants et démodés.
Ils se serrent la main – presque avec solennité – et, pour faire bonne mesure, elle lui récite une réplique qu’elle connaissait bien à l’époque où elle n’était qu’une jeune actrice prénommée Mary Ann, la dernière réplique de Laura dans Thé et sympathie :
— « Quand vous raconterez ceci plus tard – et vous le ferez –, soyez tendre. »
Il hoche la tête, ils se disent adieu, et elle monte dans la limousine et demande : « Aéroport. » Les portières se referment, le véhicule quitte le parking pour se placer sur son rail, et cette fois elle est partie.
Après ces vacances, si elle n’a pas changé d’avis, elle va placer son argent pour vivre de ses rentes, retourner à New York pour passer des auditions, remonter sur les planches… et sortir avec des grooms. Cette plaisanterie est plutôt faiblarde, mais elle en rit encore quand elle arrive à l’aéroport.
Si personne ne remarque que John Klieg et Glinda Gray partent déjeuner ensemble et ne reviennent pas, c’est en partie parce que les employés de GateTech, forts de plusieurs années d’expérience, supposent sans doute qu’ils sont allés travailler à l’extérieur. En fait, la plupart d’entre eux ont interrompu leur tâche pour ne pas rater la dernière apparition de Synthi Venture avant ses vacances, et ils ont enfilé casques, gants et lunettes de XV au moment où Klieg et Gray arrivent dans le hall de l’immeuble.
Glinda a du mal à croire à ce qui lui arrive. Dès qu’elle est entrée dans le bureau de Klieg, elle lui a dit :
— À en croire l’IA, il y a quatre-vingt-seize chances sur cent pour que nous assistions à une série de tempêtes sans précédent dans l’hémisphère Nord. Toutes les structures un tant soit peu fragiles seront endommagées. Les autorités pourront remplacer et consolider les antennes de communication, enfouir les lignes à haute tension, protéger les cheminées d’usine… mais il leur sera impossible d’aménager en temps voulu les sites de lancement. Et il faudrait augmenter la puissance des astronefs afin qu’ils puissent mieux affronter les vents. Il sera impossible de lancer un seul satellite pendant plusieurs mois, d’abord dans l’hémisphère Nord puis dans l’hémisphère Sud. Et le lancement de satellites représente un chiffre d’affaires annuel de plus d’un trillion de dollars.
— Personne ne dispose d’un site de lancement fonctionnant par tout temps ?
— On peut lancer un satellite à partir d’un avion, si celui-ci décolle d’un aéroport conçu pour rester opérationnel quelles que soient les conditions météo. Mais même ceux-ci sont obligés de cesser toute activité en cas d’ouragan, patron, et la procédure de lancement aérien a été plus ou moins abandonnée depuis l’avènement des fusées à un étage. Nous avons mis le doigt dessus… si dans les trois prochains mois nous parvenons à mettre sur pied un site tous climats, nous aurons le monopole global des lancements de satellites pendant au moins un an.
En voyant le sourire dont il la gratifiait, elle a compris qu’elle avait fait du bon travail, et quand il a décroché son téléphone pour ordonner la mise en place d’une équipe placée sous sa seule responsabilité – mon Dieu ! dans moins d’un mois, elle aurait un millier de personnes sous ses ordres –, elle a compris qu’elle avait fait plus que ça. Cette fois-ci, elle avait touché le jackpot.
Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il a dit ensuite.
— Okay, tout cela ne se mettra en route que lundi, ensuite, vous n’aurez plus le temps de souffler. Et moi non plus, si les choses se passent comme prévu. Je vous propose d’aller chercher Derry et de passer le reste de la journée à vous détendre en ma compagnie.
Jamais elle n’aurait cru que Klieg l’avait écoutée quand elle lui parlait de sa vie familiale ; en outre, elle ignorait totalement ce qu’il faisait de ses week-ends – en fait, elle supposait qu’il se consacrait entièrement au travail, ne rentrant chez lui que pour manger et dormir. Et voilà que son patron, un bel homme, un homme charmant, choisissait un samedi – alors qu’elle n’avait pris la peine ni de se maquiller ni de se vêtir correctement – pour lui proposer de sortir. Et l’invitait à se faire accompagner de sa fille, ce qui dénotait le sérieux de ses intentions.
Si bien que, lorsqu’ils arrivent dans le hall de l’immeuble, elle est plus silencieuse qu’à son habitude, et lui aussi se montre peu loquace. Une fois dans le parking, ils décident de prendre la voiture de Klieg, et elle programme la sienne pour rentrer toute seule à la maison, ce qu’elle fera dans les deux prochaines heures en fonction des possibilités de la circulation.
Il tape l’adresse de Glinda, et sa voiture descend la rampe d’accès et se place sur le rail.
— Ceci est radicalement contraire à mes principes, dit-il avec un petit rire nerveux. Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans les affaires, et c’est la première fois que j’invite une employée à sortir.
Glinda sourit mais garde les yeux baissés.
— Eh bien, ça fait seize ans que je travaille à GateTech, patron, et c’est la première fois que je sors avec un autre membre de l’entreprise.
— Appelez-moi John, c’est plus agréable à entendre que « patron ».
— Je vais essayer, John. Mais ça risque de me prendre du temps.
— C’est un bon début. Voyons voir. Si je me souviens bien, la petite Derry est folle de cheval, elle aime déjeuner au restaurant et aller au théâtre, comme les grands, et elle fait la tête chaque fois que vous ne respectez pas les promesses que vous lui avez faites. Si je m’impose à votre table, est-ce qu’elle considérera cela comme une promesse trahie ?
— Ah ! fait Glinda.
Elle se redresse et se surprend à penser : Rappelle-toi que, même s’il possède toute la boîte, ce n’est quand même que ton supérieur immédiat. Autant dire que nous sommes presque au même échelon.
— Derry veut que je sorte davantage. Et quand elle verra que mon cavalier est un bel homme riche et plus âgé que moi, elle sera ravie. La XV lui donne toutes sortes d’idées bizarres, bien que je veille à ce qu’elle ne se branche que sur les chaînes tout public. Et même sur celles-ci, je trouve qu’on en fait un peu trop dans le genre romance.
— Sans rire, dit le patron – non, bon sang, John !
Le Chevy Mag Cruiser accède à l’autoroute, puis gagne la Premium Skyway. Le paysage qui s’offre à eux – le Cap et l’Atlantique – est aussi terne que d’habitude. Le jour où elle l’a découvert, en compagnie de son ex, il lui avait paru si exotique comparé à celui du Wisconsin.
— La romance est une denrée surévaluée, poursuit John. D’un autre côté, j’aimerais bien croire à son existence.
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