Glinda s’aperçoit qu’elle allait se perdre dans ses songeries.
— Oui, dit-elle avec emphase. Moi, j’y crois encore.
Merde. Voilà que son accent du Wisconsin remonte à la surface. Heureusement qu’elle a renoncé aux tournures de phrase de sa jeunesse.
— Mais j’aimerais que Derry attende deux ou trois ans avant de s’y intéresser, dit-elle. Après tout, elle aura soixante ou soixante-dix ans pour faire le tour de la question. Et puis, je ne pense pas qu’il soit très sain pour une petite fille de s’intéresser à la vie… euh… personnelle d’une femme.
John hoche la tête en signe d’approbation.
— Si vous voulez bien excuser ma curiosité, et me rassurer un peu, elle a eu beaucoup de raisons de s’y intéresser ces derniers temps ?
— Eh bien, aucune durant ces deux dernières années.
Ils éclatent de rire tous les deux.
— D’accord, concède Glinda, c’est plutôt inquiétant, mais je ne pense pas que ça devrait inquiéter une fillette de onze ans. Et vous, ça fait combien de temps ?
Klieg hausse les épaules.
— Oh, sept ou huit ans, je pense. Ça dépend de vos critères. Pendant un temps, je me suis inscrit à une agence de romance, vous voyez de quoi je parle… mais j’ai laissé tomber ces dernières années.
Les « agences de romance » ne remplissent pas tout à fait le même rôle que les « agences d’escorte », mais c’est tout comme. L’adhérent a l’assurance qu’un certain nombre de femmes séduisantes – c’est lui qui définit leurs caractéristiques, sans toutefois être sûr qu’elles le trouveront à leur goût – l’aborderont dans un lieu public, ne le repousseront pas immédiatement et accepteront de sortir avec lui au moins à cinq reprises.
En théorie, et à condition qu’il ne pose pas trop de questions, il ne saura jamais s’il a eu un coup de chance ou si l’agence a bien fait son travail. En pratique, un homme d’affaires au ventre proéminent et à la calvitie naissante n’a aucune peine à déduire que les jeunes filles qui le draguent dans des bars ou des jardins publics sont envoyées par l’agence, à moins qu’il n’entretienne sur son compte de sérieuses illusions.
— Alors, dit-elle d’une voix hésitante, que demandiez-vous à cette agence ?
— Tout. J’avais choisi l’option aléatoire pour élargir mes choix. L’ennui, c’est que je suis incapable de distinguer une femme qui m’aime bien d’une autre qui fait semblant. J’étais toujours déçu quand je comprenais que le cinquième rendez-vous serait le dernier.
— Mais elles ont dû…
Glinda allait dire « vous demander de l’argent », mais elle vient de comprendre qu’il ne leur avait pas forcément proposé de coucher avec lui.
— Bien sûr, il y avait des professionnelles dans le lot, mais il ne me fallait pas longtemps pour les identifier : c’étaient celles qui parlaient de sexe dès que nous étions dans ma voiture. Mais elles étaient plutôt rares. Il y a pas mal de jeunes femmes qui décident de travailler pour ces agences. N’oubliez pas que l’université produit plus de diplômés que l’économie ne peut en absorber. Bon sang, les parents de la classe moyenne produisent plus d’enfants que leur classe ne peut en absorber. Si bien que tout un tas de jeunes femmes aimables et jolies, nanties de diplômes sans aucun débouché, s’inscrivent dans une agence de romance non seulement pour gagner leur vie mais aussi pour rencontrer des hommes riches. Et si elles en trouvent un à leur goût, elles ont toujours la possibilité de continuer à le voir. J’en ai fréquenté une pendant environ un an, mais… (soupir)… elle a décidé qu’elle me préférait un autre type – un poète maudit de son âge, je crois. Je ne peux pas dire que je lui en veux.
Glinda choisit ses mots avec soin.
— C’est dommage pour une jeune femme de ne pas pouvoir faire autre chose.
— Oh, elles peuvent être secrétaires ou serveuses de restaurant. L’ennui, c’est que pas mal d’entre elles pensent que leur beauté peut leur rapporter gros.
— Ce n’est pas faux, non ?
— Exact, mais dans leur grande majorité, elles n’ont pas conscience du prix à payer. Quoi qu’il en soit, j’ai fini peu à peu par me lasser, et je n’ai pas renouvelé mon contrat. Les femmes que je rencontrais par ce biais – exception faite des prostituées – ne savaient faire que deux choses : être belles et dépensières. Elles étaient décoratives, elles savaient à merveille exposer leurs sentiments, mais à part ça, elles n’avaient aucune conversation. La plupart d’entre elles ne semblaient pas avoir retenu grand-chose de leurs études. (Soupir.) Et voilà… mais pour en revenir au présent, je me suis dit que si vous ne m’aimiez pas, je pourrais toujours vous soudoyer pour que vous restiez dans la boîte, car vous m’êtes vraiment indispensable. Et si vous m’aimiez bien… eh bien, je vous apprécie, même si j’en ignore la raison, et je me suis rendu compte que je me contentais de prendre des risques uniquement dans le domaine des affaires. Peut-être qu’il serait également intéressant pour moi d’en prendre dans le domaine personnel.
Glinda se permet un petit sourire.
— Alors, comment vous sentez-vous en ce moment ?
— À la fois heureux et terrifié. Mais dites-moi : quel genre de restaurant a votre préférence ? Ou alors celle de Derry, si les deux ne sont pas incompatibles ?
Elle agite l’index.
— Ah, ah ! Si vous souhaitez combler ma fille, vous devez me conduire dans un adorable petit café où l’on sert trois plats exceptionnels connus de vous seul et où les garçons vous appellent par votre prénom.
— Eh bien… il existe un établissement où tout le monde me connaît. J’y mange tous les deux ou trois jours. Mais je ne pense pas qu’on y serve des plats exceptionnels, et encore moins des plats connus de moi seul.
— Ah bon ?
— Oui, et ce n’est pas non plus un adorable petit café, c’est… euh… c’est un Shoney’s, en fait. Les garçons ignorent que je suis le président de GateTech, mais ils me connaissent tous.
Glinda en reste bouche bée.
— Vous mangez chez Shoney’s ? Mais pourquoi ?
— Eh bien, je ne vais pas dans tous les Shoney’s, seulement dans celui-là. Et cela pour trois raisons. Premièrement, à l’époque où je me déplaçais souvent, j’étais toujours satisfait de cette chaîne – et quand on fait cinq cents kilomètres par jour durant six jours d’affilée, c’est rassurant de savoir ce qu’on va manger. C’est comme ça que j’ai acquis cette habitude : je trouve ces restaurants réconfortants. Deuxièmement, le phénomène ne fait que s’amplifier avec le temps. Quand on fréquente régulièrement un établissement de ce type, le personnel se montre de plus en plus serviable et accueillant.
Suit une longue pause.
— Et troisièmement ? demande Glinda.
— J’aime leur cuisine.
Cette réplique achève de rompre la glace, ce qui explique pourquoi ils rient de bon cœur. John Klieg se redresse sur son siège – il est trop vieux pour se fier au pilote automatique et garde les mains à proximité du volant, les pieds à côté des pédales –, jette un regard en coin à Glinda et lui dit :
— J’ai un peu honte de l’admettre, mais votre patron n’a aucune classe. Les affaires mises à part, je suis un vingtiémiste pure laine.
— Qui n’hésite pas à utiliser des expressions démodées comme « pure laine », réplique Glinda.
Elle ramène ses jambes sur le siège pour se tourner vers Klieg. Elle sait depuis longtemps qu’il est aussi beau que sympathique, mais elle commence seulement à comprendre qu’il s’intéresse à elle depuis un bon moment.
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