En 2028, le reste de la planète a fini par rattraper Yap.
Passionet coupe au moment où Synthi et Rock s’étreignent tendrement et font semblant de s’endormir. Quand Synthi a demandé un congé à la direction du réseau, arguant de son état d’épuisement, on lui a d’abord opposé une fin de non-recevoir, mais Rock l’a aidée à obtenir gain de cause et elle est désormais en vacances.
En fait, elle a appris que son partenaire était déjà parti en congé à plusieurs reprises – « Il suffit de faire une demande, Synthi, c’est conforme aux termes du contrat que nous avons tous signé » – et il lui a donné un sérieux coup de main pour s’occuper de la paperasse.
Ils s’écartent l’un de l’autre dès qu’ils entendent le signal de fin de transmission.
— Je ne t’ai pas fait mal, au moins ? demande Rock.
— J’avais mal quand on a commencé, mais je ne pense pas que tu aies fait de nouveaux dégâts. Tu es un mec très tendre, tu sais ?
— Ouais. (Soupir.) Tu vas me manquer durant ces deux ou trois mois. Tu es vraiment une pro, tu sais ? Et franchement, j’ai tellement de peine à m’intéresser aux infos que je préfère que ce soit toi qui les fasses vivre au public.
Il se redresse. Un assistant lui apporte le sac contenant ses vêtements et ses effets personnels.
— Et tu ne me donnes pas l’impression d’être une débile, contrairement à… contrairement à certains.
— Je t’aime bien, moi aussi, dit Synthi. Mais je reviendrai, ne t’inquiète pas.
Son propre sac contient un dissolvant tous usages ; elle l’applique sur son visage, et fond de teint et faux cils se transforment en un fluide visqueux dont l’eau et le savon ont bien vite raison. Elle s’ébroue et se sèche à la hâte, puis dit à son partenaire :
— Euh, Rock… Mon vrai nom est Mary Ann Waterhouse.
— Moi, c’est David Ali, dit-il en lui rendant son sourire. Maintenant, prends soin de toi.
Il griffonne quelques chiffres sur un bout de papier et le lui tend.
— Mon numéro de téléphone. Au cas où tu aurais envie de bavarder un peu. Mais je te conseille d’oublier le boulot et de passer quelque temps dans la peau de Mary Ann – c’est un nom plus sympa que Synthi.
Elle acquiesce.
— J’ai demandé à l’agence de voyages de me trouver un coin où il ne se passe jamais rien. Je n’emporte même pas mon récepteur XV portable ; je compte me promener dans la région comme une touriste ordinaire.
Elle passe son soutien-gorge à armature renforcée, le seul capable de maintenir ses seins artificiellement grossis et horriblement lourds. Elle se sent à l’aise à l’idée de ne plus avoir à porter ces tenues légères qui lui font si mal aux muscles du torse, des épaules et du dos quand elle se déplace.
Puis elle enfile un sweat-shirt trop grand de plusieurs tailles, attache ses cheveux de flammes avec un bandana, et elle ressemble désormais à une jeune ménagère un peu trop grosse, surtout lorsqu’elle tire sur les pans du sweat pour dissimuler les globes parfaits de ses fesses. Première chose à faire : se trouver quelques jupes bien lâches… durant les prochains mois, tous les hommes qui la verront vont se dire qu’elle serait mignonne si elle se laissait un peu moins aller.
Elle manque éclater de rire en découvrant Rock ; elle ne l’a jamais vu sous son véritable aspect avant ce jour, mais quand elle lui a dit qu’elle comptait se mettre en civil après son dernier enregistrement, il a décidé d’en faire autant. « Si tu dois me montrer ce que tu es, je ne veux rien te cacher moi non plus, a-t-il expliqué. Tu n’as jamais joué au docteur avec un petit voisin quand tu étais gamine ? »
Et il a un look… eh bien, il est impossible de s’y méprendre. Il a le look gay. Son costume trois-pièces de coupe classique, veste et gilet déboutonnés, ne serait nullement déplacé dans un bar gay de Manhattan ; sa large cravate portant l’emblème de la NFL est devenue un signal bien connu : « disponible pour plaisir sans lendemain ». Même le téléphone portable passé à sa ceinture est du plus pur style rétro-gay, évoquant l’accessoire indispensable d’un vendeur de voitures des années 80.
Il lui lance une œillade.
— Vise un peu les pompes. Et tu n’as pas vu le micro-string qui me serre les joyeuses. En dentelle, s’il te plaît. Il y a des moments où j’aimerais bien que Harry n’exige pas que je m’habille comme une pute.
Mary Ann succombe au fou rire ; et le serre dans ses bras.
— Tu es très beau.
— Évidemment, dit-il en lui rendant son étreinte, si on ne se soucie pas de la mode… Mais si tu étais à la page, tu saurais que j’ai une bonne année de retard. Sois prudente avec les civils, d’accord ? Surtout, ne te lance pas dans un truc sérieux. Tu as mérité de te distraire un peu. (Petit baiser sur le front.) Allez, file ; papa doit finir de s’habiller pour son petit copain.
— Quand je serai de retour, David et Mary Ann iront prendre un verre ou un café ensemble de temps en temps.
— Promis. On parlera des hommes et de l’impossibilité d’avoir une relation suivie avec eux. Maintenant, va te chercher un gentil garçon qui te brisera le cœur.
Quand elle emprunte le couloir pour regagner sa chambre, elle constate non sans plaisir que si la moitié des employés de l’hôtel sursaute en la voyant – ils ne la reconnaissent pas au premier coup d’œil, quoique informés de sa présence dans l’établissement –, l’autre ne lui prête tout simplement aucune attention.
Elle trouve sur son lit une pile de dépêches, et c’est avec joie qu’elle les jette à la poubelle sans les lire. Puis elle appelle un groom.
Celui qui frappe à sa porte n’est autre que le jeune homme qui lui a servi son petit déjeuner le jour où elle a pris sa décision – ou entamé sa dépression, au choix. Elle l’a vu assez souvent ces derniers temps, d’ailleurs ; soit il apprécie ses pourboires, soit il se veut loyal envers elle. Quoi qu’il en soit, elle lui est reconnaissante de lui offrir un peu de contact humain.
— Euh… si j’ai bien compris, vous n’allez pas vous remettre au travail de sitôt.
Il lui parle encore avec un peu de maladresse, mais comme elle lui a fait comprendre qu’elle aime bien bavarder avec lui – ainsi qu’avec les garçons de salle, les réceptionnistes et tous les autres –, elle a fini par s’habituer à ce genre de maladresse.
— Exact. Vous voulez que je vous dise où je vais me réfugier ?
— Si vous le criez sur les toits, ce ne sera plus un secret.
Il pousse le chariot à bagages jusqu’à l’ascenseur, et la porte de la cabine se referme derrière eux. Deux étages à descendre, ensuite ce sera la limousine, l’aéroport et l’avion.
— Les chaînes à sensation le révéleront dès demain, explique-t-elle. Heureusement, la plupart des gens sont incapables de reconnaître une star de la XV quand ils la croisent dans la rue, et de toute façon je vais dans un coin où la XV est encore relativement rare. Si bien que je peux vous le dire et que vous pouvez le répéter à qui vous voulez.
Il se fend d’un large sourire.
— Eh bien, je vous écoute. J’ai fait sensation au Yukon Mike’s Saloon quand j’ai dit que je vous avais parlé.
— Veillez à faire votre révélation ce soir, car demain tout le monde sera au courant. Je vais à Tapachula. C’est une ville du sud du Mexique, non loin de la frontière du Guatemala.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce coin ?
— Des gens ordinaires qui font un boulot ordinaire, rien d’autre. Excepté peut-être la tranquillité. C’est le genre de ville que tous ses habitants veulent quitter et où ils apprennent à aller s’amuser ailleurs.
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