— Tu vas essayer de l’amener ici par télécommande ? » Walter était abasourdi. « C’est dangereux, et ça demande un travail énorme. Ces maches sont énormes, et puissantes. Privée de son réflexe de conservation, elle risque de s’écarteler, ou encore d’écraser les récoltes, ou…
— Ou de m’écraser, moi, dit Val. Je sais, ça demanderait des jours pour la guider par télécommande jusqu’ici : éviter les arbres, les canaux et les évents. Mais il faut essayer. Nous ne pouvons laisser Dehors ce symbole de la faillite de la Grande S.T. »
Ou de la liberté… se dit Walter en souriant.
Chapitre V
Moïse et la Pouliche
Assis sur un rocher, Moïse Eppendorff caressait Dan. Moon et Curedent gravirent un étroit défilé afin d’échanger des signes avec un jeune Bronco-puberté moins une qui gardait ce col, armé d’un javelot robuste. Plus haut, sur les contreforts, ils entrevirent une colonie familiale : deux jeunes adultes, formant un couple, une femelle d’âge mûr, aux cheveux blancs, et trois autres enfants.
Les tentatives de communication furent infructueuses.
Moon dit en revenant : « Curedent a du mal à comprendre leur dialecte. Mieux vaut partir d’ici avant qu’il n’y ait un malentendu. »
Moïse pouvait constater que les mœurs et le langage des Egotiens variaient beaucoup d’une tribu à l’autre. Mais il y avait une constante : pour la technologie, ils en étaient à l’âge de pierre. Les senseurs de la fourmilière pouvaient détecter les métaux à une distance beaucoup plus grande que des corps chauds non porteurs de métal. Toute famille « évoluée » qui se mettait à travailler le métal était bientôt anéantie par les chasseurs.
Le vieux Moon conduisit le jeune Moïse jusqu’à un canal et lui montra comment y trouver de la nourriture. Chaque canal prenait naissance à proximité d’une cité, là où venaient se déverser les eaux d’égout, riches en nutriment mais pauvres en plancton. Elles se bonifiaient à mesure qu’on descendait le cours. Les algues et les crustacés minuscules constituaient le premier maillon de la chaîne alimentaire. En aval, on trouvait des algues charnues, de gros coquillages, et les cétacés. Les téléostéens et les gros crustacés avaient disparu. Le vieux Moon plongea dans les eaux verdâtres et en explora le fond. Il revint à la surface, et lança un grand coquillage au pied blanc et tortueux. Moïse pénétra dans le canal avec précaution, tâtant la vase du bout des orteils.
Bientôt, ils se retrouvèrent assis sur la berge, à mastiquer des coquillages. Un robot colossal passa silencieusement à cheval sur le canal : un Irrigateur. Moïse montra du doigt les lecteurs optiques de la machine.
« Cet engin ne risque-t-il pas de nous signaler ?
— Curedent dit que ce n’est qu’un classe onze. Sa seule tâche, c’est de se balader en vérifiant l’humidité du sol et en arrosant. Il n’a pas de circuit pour la détection des Broncos. »
Curedent intervint : « Par contre, nous devons nous méfier des classes dix. Toute machine capable de se déplacer sans suivre un chemin tracé possède en général un cerveau assez perfectionné pour nous repérer. Les Moissonneuses, les Laboureuses, les Perforeuses, toutes les maches de ce type. »
Moïse continua à mâchonner en silence. La chair blanche du coquillage croquait sous la dent. Il en retirait une sensation de plénitude, d’assouvissement ; il y avait plein d’acides aminés là-dedans.
L’eau, devant lui, s’agita bruyamment. Il se mit aux aguets. Une grosse tête humanoïde, hideuse, creva la surface, le dévisagea et se cacha à nouveau.
« S’il remonte, jette-lui un morceau de viande », dit Moon.
Moïse donna à manger à la créature, et fut remercié d’un aboiement. Bientôt, une troupe de mammifères gras apparut à la courbe du canal, faisant jaillir l’eau avec fracas. Moon sourit, Dan joignit ses aboiements aux leurs.
« Ils ont l’air presque humains », dit Moïse.
Moon approuva. Dan courait de haut en bas de la berge, surexcité. Il finit par sauter dans l’eau et se mit à jouer avec la plus proche des créatures. Une tête minuscule, grosse comme deux poings, surgit brusquement, en clignant des yeux, et redisparut.
« Celui-là avait vraiment l’air humain ! » s’exclama Moïse.
Il le vit à nouveau : c’était un enfant humain, chevauchant un dugong. Avant qu’il ait pu faire un commentaire sur cette arithmétique génétique, la mère, une femelle humaine, puberté plus quatre, sortit de l’eau et s’avança vers eux. Sa chevelure mouillée était emmêlée. Des traînées d’écume vert menthe cerclaient son cou et son menton. Ses yeux sombres avaient un regard farouche. Elle tenait dans sa main droite un couteau de bois, lame basse.
Curedent cria : « Reculez, les gars ! Je détecte un corps jaune lutéinique ! »
Moon se releva vivement, ramassa Curedent et battit en retraite. Moïse le suivit. Elle s’arrêta pour regarder Dan sortir de l’eau, s’ébrouer et courir rejoindre ses maîtres. Puis elle se laissa glisser silencieusement dans le canal et le traversa en restant sous l’eau. Moïse se sentit mal à l’aise en comprenant que cette façon de nager était un réflexe de défense contre les flèches des chasseurs.
« C’était une pouliche, expliqua Moon. Elles sont dangereuses quand elles sont en phase lutéale. Curedent observe toujours le profil infrarouge de leur peau. Le sien était lutéal, ou mâle. Ça signifie qu’elle a déjà ovulé et n’a donc pas besoin de s’accoupler. Elle se montrera sans doute très amicale d’ici quelques semaines, lors de la phase folliculaire. Le profil thermique de la peau est très féminin à ce moment-là, et elle cherche un partenaire. Tout le réseau capillaire est perfusé, et sa température monte. »
Moïse se dit que Moon commençait à ressembler à Willie le Simple. S’étaient-ils déjà rencontrés ? Moon pensait que non. Le marais aux Pouliches était bien loin, dans le Pays Pomme Rouge, à plus de trois mille kilomètres vers l’est. Et si Willie avait des souvenirs se rattachant à cet endroit, Moon n’avait pas pu le rencontrer.
Sur l’écran du Contrôle des Chasses, on pouvait suivre l’avance prudente de Val en direction de la Moissonneuse renégate. Celle-ci était presque entièrement recouverte de plantes grimpantes touffues. Val prit sa trousse à outils et se hissa sur le châssis. Son casque et sa combinaison isolante, épaisse et rigide, gênaient ses mouvements.
« Peux-tu soulever le capot ? » C’était la voix de Walter, dans le transmetteur au poignet de Val.
Celui-ci était aux prises avec la végétation. « Ça y est. Les indicateurs sont tous gris. Elle est au repos. Je vais débrancher le câble moteur principal, par mesure de sécurité. Voilà. »
L’engin de Chasse planait au-dessus de lui et fit descendre le filin de grande puissance, que Val attacha à la base du cerveau de la Moissonneuse.
« Réveille-la. »
L’appareil de Chasse donna un à-coup à la Moissonneuse. Les indicateurs flamboyèrent.
« Que voulez-vous ? dit la mache.
— Je suis venu pour te ramener au Garage.
— Non.
— Tu es paralysée. Ta batterie est à plat. Choisis ; tu reviens de ton propre gré, ou je me sers de la télé-commande. »
L’énorme machine fit jouer ses fibres motrices crâniennes, ses lecteurs optiques et ses membranes linguales. Mais, en dessous du cou, rien ne bougea.
« Si tu me ramènes par télécommande, tu risques d’abîmer mes circuits.
— Exact.
— Recharge ma batterie. Je vais rentrer par mes propres moyens. »
Val remit en place le câble moteur principal et redescendit. « Recharge-la au minimum. »
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