T.J. Bass
Humanité et demie
Chapitre I
Curedent, Moon et Dan
Tu es complexe, Société terrestre.
Je suis simple, moi l’aborigène,
Moi le Hors-les-Murs.
Tes métros et tes spirales recouvrent la Terre.
Où sont la faune et la flore de naguère ?
J’ai tant besoin de verdure.
En l’an 2349 de l’Ere d’Olga, Moon et Dan s’en retournaient vers le mont Rocheux. Edentés, desséchés par les ans, ils allaient, à plus de trois mille mètres d’altitude, chercher refuge contre la Grande S.T. En ce troisième millénaire, la Terre était couleur avocat, et paisible. Couleur avocat, car le sol était entièrement photosynthétisé ; et paisible, car l’humanité, dans son évolution, avait abouti au Néchiffe à quatre orteils, citoyen-fourmi ne songeant pas à contester.
Moon et Dan, eux, ne pouvaient s’abandonner à la même béatitude. Pourchassés, affamés, ils luttaient pour survivre dans un milieu où la chaîne alimentaire avait été réduite à l’extrême. La Société terrestre avait entassé ses citoyens dociles entre les réservoirs à plancton et les égouts, jusqu’à ce que les Hors-les-Murs en fussent réduits au rôle de parasites, de vermine maraudant les jardins et les dépôts d’ordures.
La civilisation fourmilière, sous terre, était florissante. Trois trillions de Néchiffes se partageaient les bienfaits de la Terre et trouvaient leur bonheur dans les récompenses simples et standardisées que leur rationnait la Société terrestre, la Grande S.T. Rien ne bougeait à la surface de la planète, mis à part les Agrimaches et de rares fugitifs comme Moon. Les caractères ataviques avaient réapparu chez Moon ; c’était un cinq-orteils, incapable de s’adapter à cette société de masse. Lui et son chien Dan étaient des fossiles vivants. Leurs espèces avaient été évincées par la masse des Néchiffes, mais eux survivaient. Ils avaient été tous deux, autrefois, les sujets d’expériences sur l’horloge ; ainsi leurs corps subsistaient-ils, d’une génération à l’autre, et ils pouvaient assister au spectacle angoissant de l’extinction de leur race. Extinction qui se poursuivait toujours, car des régressions apparaissaient encore, occasionnellement, dans la lignée néchiffe, primitifs oubliés par l’évolution.
Les Agrimaches, fidèles et obtuses, se donnaient beaucoup de peine, dans la végétation couleur avocat, pour extraire le moindre quantum de l’énergie solaire et le transformer en hydrates de carbone, dont on avait grand besoin. Leur intelligence mécanique était adaptée à leurs tâches ; elles étaient sûres et dévouées. En ce jour de l’an 2349 après Olga, un autre cerveau mécanique s’éveilla sur le mont Rocheux. Ses circuits étaient beaucoup plus complexes ; il était subtil, et dévoué à rien ni à personne d’autre que lui-même.
« Holà ! le vieux au chien ! ramasse-moi !
— Qui parle ? » interrogea Moon, en s’emparant d’une pierre.
Dan gronda, et ses babines se retroussèrent sur des gencives édentées.
« Je suis là, sous ces feuilles.
— L’esprit de ce javelot ?
— Non. Je suis une machine. Je m’appelle Curedent. »
Moon et Dan se tapirent à bonne distance. « Je n’ai jamais vu de machine comme toi. Les machines peuvent se mouvoir toutes seules.
— Je suis une petite machine, faite pour être portée. Ramasse-moi. »
Moon hésitait.
« Mais les détecteurs de métal…
— Ne t’en fais pas. Je ne suis pas en fer, dit Curedent, enjôleur. Ramasse-moi. Je peux te trouver à manger. »
Moon et Dan avaient faim.
« Tout ce qui se mange est toujours le bienvenu, mais comment feras-tu puisque tu ne peux pas bouger ?
— Porte-moi, et je te montrerai. »
Moon et Dan ne quittèrent pas leur cachette.
« D’abord la nourriture, ensuite on pourra discuter. »
Dans le silence qui s’ensuivit, ils entendirent bruire les feuilles mortes. Pareil à un ver de terre gelé, le javelot se montra lentement. Ils virent apparaître plusieurs centimètres de fer de lance, puis un lecteur optique. Curedent les examina. Ils se tapirent davantage.
« Retourne à la vallée, vieillard ! ordonna le cyber. Tu y trouveras des Moissonneuses. Quand la pluie tombera, tu pourras sans danger prendre ce dont tu as besoin. »
En son for intérieur, Moon se gaussa. Il le savait bien qu’il y avait des Moissonneuses ! Il y en avait toujours. Mais la pluie ! Le ciel était parfaitement dégagé. Sans un mot, lui et son chien s’éloignèrent. Ils allaient redescendre vers la vallée, non parce qu’ils avaient foi dans le javelot parlant mais par prudence ; ils se sentiraient plus en sécurité dans la vallée qu’avec ce bizarre intrus dans leur refuge montagnard. S’il y avait une chose que leur longue existence de Hors-les-Murs leur avait enseignée, c’était bien la prudence.
Les sens en éveil, ils rampèrent entre les arbres à la lisière du verger. Les Moissonneuses passaient près d’eux, sur leurs larges roues silencieuses, tels des scarabées géants, avec leurs appendices repliés et leurs caissons semblables à des thorax, chargés de poudre de plancton, de fruits et de légumes. Le ciel était d’un bleu prune étincelant, translucide. Ils attendirent.
Moon vit une vieille Moissonneuse qu’il connaissait bien en train de ramasser des tomates ligneuses. Il se dressa en criant à tue-tête et en faisant de grands signes devant les senseurs qui formaient une protubérance à l’avant de la machine : la « tête », qui abritait les neuro-circuits et le transmetteur. L’énorme engin s’arrêta et fit pivoter sa tête vers l’homme qui approchait. Moon donna une tape amicale à la roue ballon.
« Bonjour, humain. »
Moon hocha la tête et fit le tour de la grosse machine, accordant un regard critique aux dessous.
« Besoin de réparations ?
— Simplement un capot mal fixé sur ma boîte gauche, mais ça peut attendre jusqu’à mon retour au…
— Je vais jeter un coup d’œil », dit Moon en se dirigeant vers la trousse à outils. Tout en travaillant, il guignait l’horizon vers l’ouest, plein d’espoir. Le soleil crépusculaire se cachait par intermittence derrière des nuages noirs. « On m’a demandé ces jours-ci ?
— Non, répondit la Moissonneuse.
— Vas-tu me signaler ?
— On ne m’en a pas donné l’ordre. Je ne signale que ce que j’ai ordre de signaler.
— Je sais », dit Moon en tapotant affectueusement la machine. Il savait qu’elle devait le dénoncer s’il volait une partie de la récolte. Elle ne lui ferait jamais de mal, et n’essaierait pas de l’en empêcher, mais elle devait déclarer toute perte ou dommage.
Le tonnerre roula sourdement au loin. « Ça ne t’ennuie pas que je monte sur toi ?
— Ce sera avec plaisir », dit la machine en démarrant.
Dan dressa les oreilles et se mit à trotter derrière eux. La brise amenait des gouttes éparses qui grêlaient le sol. Bientôt, comme Curedent l’avait prédit, des éclairs flamboyèrent. Clignant des yeux sous l’averse, le vieux Moon remplit son sac de tomates ligneuses. En hurlant pour se faire entendre par-dessus le tonnerre qui rugissait, il demanda à la machine de s’arrêter. Elle obéit. Il sauta dans la boue. La machine fit un signe et repartit. Elle le dénoncerait sitôt la tempête calmée, mais ce ne serait pas avant plusieurs heures, si les prévisions de Curedent se révélaient exactes.
Le soleil banane était haut dans le ciel raisin quand Moon et Dan revinrent à l’endroit où Curedent dépassait de l’humus à la senteur acre. Plus bas, sur la plaine, l’orage se dissipait.
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