Le matin amena Val et Busch, maussades, devant le distributeur. Bitter disposa les ustensiles et distribua ses rituelles étreintes matinales, pour leur soutirer un rabiot de savorisées. Elle mit le chauffage dans le rafraîchisseur et prépara des vêtements en textile d’ordonnance pour ceux de ses hommes qui travaillaient. Le vieux Walter entra en se dandinant, dans une tunique chiffonnée et terreuse.
« Bien dormi ? » lui demanda Bitter en souriant à Val. Il hocha la tête.
« J’ai un peu regretté notre fusion si chaleureuse des autres jours », fit-elle d’un ton boudeur.
Busch grommela quelque chose, d’où il ressortait que la communion des âmes pouvait s’effectuer par d’autres voies que les muqueuses. Arthur entra et prit sa ration de calories de base dans le récipient du distributeur. Il resta là à attendre que Walter ou Busch l’autorisent à commander des savorisées… sur la part qui leur était accordée, en échange de leur travail.
« Jo Jo ne te donne-t-il pas de savorisées en ce moment ? dit Busch, mécontent.
— Je crois qu’il n’apprécie pas mes efforts », dit Arthur.
Walter fit un signe au distributeur, qui produisit un sandwich aux vitamines savorisées. Val se leva pour prendre congé et parcourut les visages autour de lui.
« Où est Jo Jo ? » demanda-t-il.
Bitter leva les yeux vers lui. « Tu ne l’as pas vu partir ? Quand je me suis levée pour préparer la table, sa couchette était déjà vide. »
Val haussa les épaules. « Il a dû se lever sacrement tôt ! »
Un cri qui allait en s’éteignant les interrompit : un sauteur !
Busch bondit de sa chaise et se faufila rapidement jusqu’à la spirale. Il abaissa son regard sur la foule poivre et sel à la base du puits, et la vit refluer autour du corps fracassé du suicidé. Avant que les flots de la foule se soient refermés sur lui, il put reconnaître la tunique de Jo Jo.
Busch revint annoncer en jubilant : « Jo Jo donne une fête, pour tout de suite. » Il se mit à commander, aussi vite qu’il le pouvait, des denrées hautement savorisées au distributeur, les plus coûteuses. Les plats s’empilaient devant lui.
« Tout de suite ? » éructa Bitter.
Val, dans l’embrasure de la porte, hésitait. Une autre fusion ?
Le distributeur mit brutalement fin à ses livraisons portées au débit de Jo Jo. Un senseur à la base du puits avait enregistré la cessation des fonctions vitales.
« Jo Jo est mort. Les calories à son crédit passent au Compte Commun », signala la machine de classe treize. Son tiroir se referma sur une grosse saucisse protéique qui fut coupée en deux.
« Tu le savais ? questionna Walter, choqué.
— Dépouiller un mort ! » s’indigna Val. Ils fixèrent tous deux le produit du larcin.
« Bien entendu, dit Busch. Si seulement la foule avait eu la décence élémentaire de ne pas le piétiner aussi vite ! Il avait bien atterri, à l’horizontale. Pas de fémur dans le ventre. La cervelle avait à peine jailli. Ceux qui sautent de notre niveau survivent d’habitude plus longtemps. Au moins deux heures. »
Bitter tirait avec avidité les aliments, mettant de côté les denrées non périssables qu’elle pourrait troquer. « Ce n’est pas aimer les siens que d’emporter ses calories avec soi ! Après tout, nous étions sa famille. S’il voulait nous quitter, la moindre des choses aurait été de donner une fête d’abord.
— Quelques livres de savorisées supplémentaires ne nous feront pas de mal », ajouta Arthur en se mettant à la besogne.
Walter ouvrit la bouche, dans l’intention de les critiquer. Mais il ressentit l’obligation d’exprimer ses sentiments profonds :
« Je suis aussi coupable que vous, soupira-t-il. Jo Jo était un travailleur, et je comptais profiter de ses savorisées, quand je serai retraité. À présent, nous sommes réduits à une famille-4. »
Bitter lança à Val un regard interrogateur. Il secoua la tête.
« Il faut trouver un nouveau membre pour notre famille », dit-elle.
Walter rassembla ses esprits et reconduisit Val à la porte. « Bitter, tu vas rester ici avec Arthur et vous allez interviewer les postulants à la succession de Jo Jo. À quatre, nous ne garderons pas longtemps cet appartement. Val et moi allons accompagner l’Echantillonneur qui va examiner les restes de Jo Jo. Il faut que je sache s’il est mort à cause du CI. ou de la R.M. »
Arthur s’adressa à l’écran et revint leur dire : « Nous devons avoir trouvé un remplaçant d’ici ce soir. Les postulants vont arriver.
— Choisissez-en un qui ait un bon boulot », dit Walter avant de sortir.
Une Balayeuse attendait impatiemment auprès du cadavre, tandis que le tech de l’Echantillonnage introduisait huit barillets aspirants dans son pistolet hypodermique. Val et Walter tentaient de contenir la foule afin qu’il puisse faire son travail.
« Cerveau », dit le tech, en ajustant le premier barillet et en appuyant le canon contre le crâne, qui crépita. Clac ! Le pistolet sursauta. Cinquante grammes d’échantillon gris rosâtre vinrent remplir le barillet réfrigérant.
« Cœur. » Il tint le canon contre la poitrine. Clac ! Le barillet devint rouge. Poumons, barillet bleu. Rate, barillet violet. Foie, barillet brun. Reins, barillet gris. Quand tous les barillets furent pleins, il les rangea dans un alvéole de sa machine. La Balayeuse s’avança, épongea, aspira. En un clin d’œil, le terrain fut nettoyé des tâches rosâtres et de tout le reste.
Le Neurolabo se trouvait trois niveaux plus bas. Val et Walter observaient le tech qui faisait passer le barillet gris dans le transformateur. Le lecteur optique projeta sur un large écran un agrandissement au millième. On aperçut de petites taches, des débris granuleux. Les cellules cérébrales de Jo Jo se mirent à circuler.
« Les échantillons ont été prélevés rapidement. Il devrait y avoir largement assez de neurones pour effectuer les analyses. Regardez ces cellules rouges ; ce sont les disques biconcaves. Ils ont environ dix microns de largeur. Ces choses plus foncées sont des fragments nucléaires. »
Une grande cellule triangulaire fit son apparition. Elle était parsemée de nombreuses dendrites. À un moment, elle se referma sur un axone. Le tech centra le lecteur sur cette cellule, inonda le compartiment d’oxygène et de nutriment, et mit en route le processus d’analyse.
« Ce neurone me semble prometteur. Nous n’avons qu’à nous asseoir et attendre. Les réactions des anticorps et des enzymes nous diront s’il s’agissait d’un dérèglement provoqué par la R.M. ou par le CI. »
Placée dans un milieu riche en oxygène et en glucose, le quotient respiratoire de la cellule s’éleva lentement : 0.7-0.8-0.9.
« Quand le Q. R. atteindra 1.0, nous pourrons examiner les synapses afin de rechercher les agents de blocage. Vous voyez ces petits boutons ? Ils sont situés sur les dendrites et représentent les synapses en provenance d’autres neurones. Il y a trois substances neurochimiques dans le cerveau, correspondant aux fonctions des synapses. Bien sûr, on rencontre de nombreuses exceptions, mais la plupart des synapses d’acétylcholine ont une fonction moto-sensorielle ; ceux de l’adrénaline, une fonction réflexe ; et la sérotonine régit ce que nous appelons l’activité mentale, ou la personnalité. Le Transformeur S.N.B. va d’abord vérifier l’état de l’acétylcholine. »
Walter installa son ventre d’obèse sur ses genoux pour plus de confort. Val resta debout. L’écran s’illuminait à intervalles irréguliers.
« Un enzyme, la cholinestérase, nettoie ces boutons d’acétylcholine. À présent, j’inonde la chambre d’acétylcholine tracée. Vous voyez la réaction aux isotopes ? L’activité des centres dépasse les quatre-vingt-dix pour cent. Tout fonctionne normalement », expliqua le tech.
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