Il continua à parcourir les poutres humides, tout en remplissant son sac. Il sentit quelque chose de lourd peser sur sa botte et vit un rat occupé à ronger sa semelle. Il l’écarta d’un coup de pied. Bientôt, il traînait dans le sac la moitié de son propre poids.
Il s’assit pour se reposer et ôta de son casque les plus gros moutons de poussière.
« Y-a-t-il une trappe d’accès à un boyau, à ce niveau ?
— Derrière vous, à trente-trois mètres », répondit la cité.
Les visages de papier mâché qui se levaient vers la trappe qui s’ouvrait furent mouchetés de poussière noire comme de la suie. Il se laissa tomber dans le boyau en soulevant un nuage de particules semblables à des duvets noirs. Il jeta le sac bosselé sur son épaule et descendit la spirale, laissant derrière lui des empreintes de pas noires. Il se rendit au local du Surveillant pour payer sa dîme.
Le Surveillant, un neutre dont la tête avait la forme d’un melon, frotta ses mains grasses et sourit de satisfaction devant l’importance de la prise. Il alla ouvrir la lourde porte de la presse.
« Six cents degrés avant le pressage, et trois cents après ? »
Val acquiesça derrière sa visière salie. Le Surveillant le conduisit au rafraîchisseur public, tandis que la viande subissait le traitement requis. La machine de classe treize mit du temps à amener l’eau à la bonne température, ce qui fit maugréer Val. Puis il sortit, rinça son équipement et prit dans le distributeur de nouveaux vêtements en textile d’ordonnance. Le grésillement de la friture et l’odeur de la fourrure brûlée emplirent la pièce alors qu’il se rhabillait.
La presse tomba avec un choc sourd qui fit trembler l’habitacle. L’odeur de rôti protéique attira la famille-7 du Surveillant. Val examina cet assortiment de femelles polarisées, de tous âges et de toutes tailles. Elles portaient la robe fendue et serrée à la taille, réservée à la fusion.
« Des calories pour la fusion de ce soir, dit le Surveillant en frappant dans ses mains pour les refouler dans l’habitacle. Des calories savorisées. »
La presse se releva. De la vapeur montait des galettes couleur muscade que Val commença à faire passer dans son sac. Il étouffa un juron et souffla sur un doigt brûlé. Le Surveillant se servit d’une spatule à long manche pour empiler sur un plat décoré la part qui lui revenait.
« Voulez-vous vous joindre à notre fusion vespérale, frère ? » proposa-t-il.
Val refusa courtoisement. La perspective de toutes ces muqueuses lui coupait l’appétit. Comme il s’en allait, il perçut les claquements de lèvres et les bruits de succion de leur repas-fusion. Le rat pressé était un mets de choix. Les saveurs étaient propices à la fusion des âmes.
Il déposa son attirail de chasse dans son appartement et alla porter le rat pressé chez Walter. Il rencontra Bitter-Femme devant la porte, et elle se mit à tâter son sac lourd en protéines. Il la repoussa d’un froncement de sourcils.
« Où est Walter ?
— Là-bas », fit-elle en désignant la cabine du vieil homme. Val parcourut des yeux le living-room spacieux, près de trente mètres carrés… les avantages d’une famille-5.
Le gros homme, radieux, invita Val à pénétrer dans sa petite cabine malpropre, d’environ dix mètres carrés. Plusieurs centimètres de terre sèche recouvraient le sol. Dans un coin se trouvait un pot d’argile sans ornement, avec une plaque de gazon épais et indiscipliné. Des briques séchées s’empilaient contre un mur, comme les lingots d’un trésor.
« Tu es Batébrien ? » interrogea Val.
Walter sourit. Ses pieds terreux étaient chaussés de sandales. Sa tunique était tellement feutrée, brunâtre, que Val eut la certitude qu’il la gardait pliée sous le pot d’argile quand il ne la portait pas.
« Bambou, terre, brique… B.T.B., » dit-il. Il offrit à Val l’unique chaise de la pièce, en bambou tressé. Elle craqua sous son poids.
« Tu arrives juste à temps pour la cérémonie, dit
Walter, la respiration sifflante, en enlevant ses sandales.
— La cérémonie ?
— Le Renouvellement de la Terre », expliqua Walter en ramassant la terre sèche à l’aide d’une pelle en bambou. Quand le plancher parut raisonnablement propre, il s’essuya les mains à sa tunique et renversa le gros pot d’argile avec vénération. Des mottes de terre noire et collante roulèrent sur le sol. Il les étala avec ses pieds nus.
« C’est de la terre purifiée », dit-il en recueillant deux vers de terre et un cloporte. Il arrosa la plaque de mauvaise herbe et l’inspecta soigneusement. On voyait d’autres vers et d’autres cloportes grouiller entre les racines enchevêtrées. Walter sourit, entassa la vieille terre sèche dans le pot, l’humecta et remit en place le gazon.
« Veux-tu marcher sur ma terre ? suggéra-t-il. Cela te préservera de tout Comportement Inadapté. Les germes ne peuvent t’atteindre tant que tu es entouré par les cloportes et les vers de terre. »
Val sourit faiblement. « Non, non. Je suis simplement passé pour te donner du rat pressé. J’ai fait bonne chasse. »
Walter caressa le sac de galettes de rats pressés et redevint grave. « Sérieusement, Val, tu devrais essayer le B.T.B. Tu m’as semblé plutôt tendu, ces jours-ci. Rien de tel pour chasser les angoisses qu’un bon baquet de boue. »
Val leva la main et dit avec cynisme : « L’occultisme me laisse froid. »
Walter contempla un moment les petites créatures dans le gazon.
« Quand elles sont nombreuses, je sais que tout va bien dans mon habitacle. Sais-tu que l’un de mes frères Batébriens a détecté une fuite de radiations près de sa cabine, parce que ses créatures ne s’étaient pas reproduites ? Et il y a eu aussi un cas de résidus de métaux lourds, au niveau dix-neuf. Les organismes vivant dans la terre peuvent être des indicateurs précieux… »
Val se mit à rire : « Mais… et la nourriture ? L’air que tu respires ? L’eau ? Tu es en contact avec le reste de la fourmilière. Ton habitacle n’est qu’une partie insignifiante de…
— Il y a au moins un endroit où je me sais en sécurité. »
Val tendit sans un mot une galette protéique à Walter. Celui-ci la fourra dans sa bouche et mastiqua soigneusement l’amalgame compact d’os, de chair, de peau et de cartilages.
« Le plus important de tout… reprit-il, c’est que le B.T.B. te protège du suicide. C’est le facteur numéro un de la mortalité. Ce sacré CL… Le Comportement Inadapté. Sans le B.T.B., tes déchets ectodermiques te sensibilisent. Tes cheveux, les sécrétions grasses et les squames de ta peau, dans la poussière de ton logement, alimentent les dermatophagoïdes porteurs de germes, lesquels acquièrent des antigènes ectodermiques. En vivant dans cette atmosphère et en respirant la poussière contenant des fragments de dermatophagoïdes, tu fabriques des anticorps contre eux. Des anticorps contre tes propres antigènes ectodermiques. Quand ils atteignent un taux élevé, les anticorps entrent en conflit avec ton neuro-ectoderme, ton cerveau. D’où la corrélation entre surpopulation et CI. Entre la sensibilisation à la poussière et le suicide. Les humains qui vivent dans un décor de tapis, de tentures et de meubles rembourrés sont ceux chez qui le suicide est le plus fréquent. Mais les cas sont très rares parmi ceux qui vivent dans le bambou, la terre et les briques. » Walter promenait dans sa bouche l’agglomérat savoureux, dégustant les fluides salés, les viscères épicés, le sang et les muscles riches en fer. Il fit une boule des déchets et la recracha dans la mauvaise herbe.
« Une gâterie pour mes petits amis dans la terre », dit-il.
Bitter passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
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