Il pénétra dans la forêt des tours à plancton. Les conduits qui en formaient les troncs rayonnaient d’une lumière interne de 570 nanomètres. Les caroténoïdes et les phycobilines des chloroplastes capturaient la plus grande partie de l’énergie lumineuse, mais il en filtrait une quantité assez importante pour produire une douce lueur verte. Les troncs se dressaient, étendant leurs ramifications pour former un dais de faisceaux qui captaient un supplément d’énergie solaire.
Une grosse Agrimache s’approchait bruyamment, et Kaïa s’enfonça en hâte au plus profond de la synthé-forêt. Quand elle fut passée, il sortit et se dirigea vers les potagers. Filly, la cybercité, percevait ses mouvements clandestins sur sa peau. Ses pas provoquaient chez elle des démangeaisons. Filly gémit quand il sectionna un vaisseau pour en téter le plancton. Avant qu’elle ait pu colmater la fuite, les riches acides aminés du zooplancton avaient alimenté son système enzymatique affamé. Revigoré, il poursuivit son chemin en goûtant au passage les pois chiches, le soja et le thym. Filly cria de douleur lorsqu’il arracha un pied de fenouil. Ses fibres nerveuses inorganiques retransmirent sa plainte jusqu’au Contrôle des Chasses.
« Un parasite dans mes jardins ! » cria-t-elle.
Val leva les yeux vers le panneau mural.
« On dirait qu’il se passe quelque chose sur le mont de Filly. Il n’y avait plus traces de Broncos depuis la dernière fois que nous en avons tué un, en automne. La peau de Filly est vraiment d’une grande sensibilité. Je ne serais pas surpris si nous attrapions aussi celui-ci. Chien Courant est déjà parti. »
Une petite lumière se déplaça sur la carte murale.
« Val ! s’exclama le vieux Walter, plongé dans une liasse de papiers poussiéreux, as-tu vu le rapport sur le corps du Bricoleur ? »
Val haussa les épaules et fit pivoter son siège.
« Non… Pourquoi ?
— Ce n’était pas le Bricoleur ! »
Val se leva d’un bond et avança lentement jusqu’au bureau de Walter. « Que veux-tu dire ?
— Regarde. Les deux adultes étaient de sexe masculin, et la mort remontait environ à neuf mois. Des chasseurs, je présume. Et l’enfant était une fille de cinq ans à peu près. D’après la pigmentation de sa peau, il s’agissait d’une sauvageonne. Tuée sans doute par la flèche d’un chasseur. »
Val examina un rapport, puis un autre. Son visage se crispa.
— « On a dû les placer exprès sur la piste, pour nous retarder. Regarde : l’herbe sous les cadavres était à peine tachée. » Il retourna à sa place, s’assit, anéanti, tenant mollement le rapport dans sa main.
« Qui… ?
— Le Bricoleur, suggéra Walter. Oui, peut-être le Bricoleur. Il est malin ! »
Val fit un geste de dénégation. « Non. Où aurait-il trouvé les corps ? Ils étaient dans les jardins, en bas. Ces cadavres devaient provenir des terres hautes, des montagnes. »
Une communication les interrompit : des nouvelles de la Chasse sur le mont de Filly. On avait fait au chasseur un rappel d’hynoconditionnement, et le doseur fixé à son cou lui avait administré la première dose de Stimulant. Cette chimie amena sur son visage une sinistre grimace de courage, avant que la visière du casque se soit rabattue.
Kaïa, l’aborigène, caché dans le blé haut, savourait le suc aromatique du fenouil. Cette saveur riche et piquante excita fortement ses papilles gustatives de primitif et déclenchèrent de violentes tempêtes parasympathiques. Le suc gastrique coula d’abondance. Les contractions péristaltiques provoquèrent des gargouillis. Bientôt, son abdomen prit un confortable embonpoint, et il devint plus difficile ; il ne choisit plus que les morceaux les plus succulents.
Val, au C.C., observait l’écran de télécommande. Il reconnut cette silhouette noueuse et fixa l’image, qu’il agrandit.
« Il a une cicatrice sur le cou, dit-il. C’est le même Bronco que nous avions vu mourir sur le mont de Filly, l’automne dernier. »
Walter demanda au Scrutateur d’exhumer les vieilles bandes de mémoire. Les images se recouvraient parfaitement. Même structure osseuse. Walter hocha la tête.
« Voilà notre seconde résurrection, on dirait. Qu’en penses-tu ?
— La seconde ? fit Val, interloqué.
— La pouliche que tu as vue quand tu poursuivais le Bricoleur. »
Val se tordit les mains. Cette pouliche, il l’avait touchée… senti sa chair froide et morte. Morte. Il avait toujours à l’esprit sa réanimation et sa fuite dans le canal. Il frissonna.
« J’ai l’impression que nous nous heurtons à des forces occultes, murmura-t-il. Mais il doit y avoir une explication logique. Le Scrutateur pourrait-il transmettre ces données à la machine de Classe Un, pour diagnostic ? »
Le Scrutateur dit : « C’est fait. Résultat dans une minute. »
À l’approche du vaisseau de Chasse, Kaïa s’élança dans une course en zigzag. Chien Courant avait du mal à le suivre. Le chasseur vêtu de blanc se balançait au bout de son harnais, avec ses énormes lunettes et son arc. Kaïa vit le casque, pareil à une tête de mort, et les flèches meurtrières. La peur étreignit sa poitrine. Il se recroquevilla et se refroidit.
Les senseurs sondèrent les environs. L’écran était vide. Nulle trace d’un corps à sang chaud.
« Le voilà disparu à nouveau ! dit Walter en désignant l’écran.
— Envolé ? fit Val.
— Si je ne croyais pas dans les expériences de Kjolen-Milo, je dirais que nous sommes en présence d’un cas de téléportation. »
Val secoua la tête. « Non, leurs équations étaient tout à fait convaincantes. Ce Bronco est toujours là-bas. Simplement, il n’apparaît pas sur les senseurs. »
« Chien Courant, appela Walter, que le chasseur continue les recherches. Il débusquera peut-être le Bronco. »
L’appareil rentra au Garage refaire sa provision d’énergie.
Douze heures plus tard, le chasseur commençait à être fatigué. Il se tenait sur la rive au-dessus de la grille de sortie des effluents de Filly, regardant de ses yeux brouillés le flot tiède et chargé d’urine se déverser en tourbillonnant dans le système des canaux. Une nuée de moustiques dansaient dans les vapeurs qui entouraient son visage. Au cours de la nuit, il avait inspecté chacune des sources de chaleur se trouvant sur la peau de Filly, pour la plupart des émanations de la cité elle-même. À présent, il dormait debout. Sa veine jugulaire reçut une injection de Stimulant. Il ouvrit les yeux sans pouvoir les fixer. Son détecteur signala un corps chaud se déplaçant le long du canal. Il encocha une flèche et s’avança furtivement, traquant une Agrimache en route vers les champs.
Kaïa reprit ses sens. Le silence qui l’environnait depuis de longues heures avait débloqué son réflexe d’hibernation. À l’abri des blés hauts, il risqua un coup d’œil ; pas de chasseur en vue. Il se rua dans un verger et cueillit un doux-fruit. Puis il partit en courant vers le canal protecteur.
La première flèche le toucha au fémur droit, clouant son pagne au sommet de la cuisse. L’impact l’envoya au sol, plié en deux sur la flèche. Il se traîna quelques mètres et vit le masque lugubre du chasseur au-dessus du talus herbeux. La corde de son arc était tendue. Kaïa tira sur le bois ensanglanté. Il sentit remuer les lambeaux de pagne qui avaient pénétré dans la blessure, mais les grandes barbelures tenaient ferme dans son quadriceps. Il se remit péniblement debout et essaya de courir, mais le trait, long d’un mètre, vibrait et crissait douloureusement contre ses nerfs et les esquilles d’os. La seconde flèche le frappa dans le dos, entrant sous l’omoplate droite et traversant le poumon droit. Il baissa les yeux et vit les barbelures humides et rouges qui dépassaient de son sternum. L’herbe lui sauta au visage.
Читать дальше