« Les conditions sont idéales dans cette caverne pour faire vieillir la viande, dit le vieil homme en offrant à Moïse une généreuse portion d’un muscle. Ça vaut la peine de se déplacer ! »
Moïse tint sa part à bout de bras.
« Vas-y mange… Tu viens de la fourmilière. D’où crois-tu qu’ils tirent toutes vos protéines conjuguées ? Des algues ? Ha ! c’est la même chose, seulement le goût n’est pas dénaturé ! »
Moïse se rembrunit encore. « Mais c’est un être humain que vous venez de tuer ! Etes-vous dénué de tout sentiment ?
— Pour moi, ça n’est que des protéines, grogna le vieillard. Je ne vais pas faire du sentiment avec ces parasites à quatre orteils ! » Pour souligner ses paroles, il pointa son javelot vers Moïse et dit, sur un ton de réprimande : « Ne perds pas ton temps à pleurer celui-là. Il a eu le sort qu’il te réservait. Tu n’as pas remarqué comment il s’est arrangé pour que tu entres le premier dans la grotte, sous prétexte qu’il allait chercher du bois ? Il était resté assez longtemps au Centre de Récré pour connaître le bruit qui courait. J’ai déjà vécu ici, et ils ne pouvaient pas savoir si je n’étais pas de retour.
— Vous êtes un… Bronco ? »
Le vieil homme se redressa et s’excusa : « Oh ! pardon ! Il y a si longtemps que nous t’épions, que nous attendons que tu grimpes jusqu’ici, que j’ai oublié que tu ne nous connaissais pas. Je suis Moon, le vieux Moon, et voici Dan, mon chien.
— Vous m’épiiez ? dit Moïse en tendant au chien sa viande carbonisée.
— Pas moi, Curedent. Il possède les circuits nécessaires. »
Moon montra son javelot.
« Salut ! fit le javelot. Je m’appelle Curedent. Effectivement, c’est moi qui ai eu l’idée de te faire venir. »
Eppendorff fixa un regard ébahi sur le javelot. Une machine très sophistiquée. Faisant partie de la caste du Conduit, il avait eu affaire à beaucoup de machines dans sa vie, mais c’étaient pour la plupart des classe dix. Et Curedent était bien plus qu’une classe dix.
« Mais, pourquoi ?
— Nous désirons que tu viennes vivre avec nous… Dehors.
— Impossible ! La vie est trop courte pour que je la passe à fuir les chasseurs ! »
Moon lui tendit Curedent en disant : « Tiens, Eppendorff, emmène-le faire un tour. Il te convaincra bien. »
Avec mille précautions, Moïse Eppendorff porta Curedent jusqu’à l’entrée de la grotte. Ils passèrent auprès d’un assommoir en pierre massive et sortirent sous les étoiles. Moïse régla les systèmes éclairants et chauffants de sa combinaison et ouvrit son casque.
Curedent parla : « Ne t’occupe pas de la façon dont Moon parle. Il me fait confiance à cause de mon grand âge. En fait, je suis un rescapé de l’époque où l’homme possédait de nombreux cybers comme moi. C’était un âge où la technologie était très avancée et la densité démographique peu élevée. L’homme et ses machines étaient partout sur cette planète, dans les mers et dans les airs… même sur d’autres planètes : la lune, Mars, Deimos. Cet homme à cinq orteils rêvait même de voyages stellaires. C’était le bon temps. Il y avait beaucoup de cybers de compagnie. Mes circuits ont dû rester inactifs des siècles durant. Je me sens encore vigoureux, chargé à bloc. À présent, je suis le cyber de Moon. Il me procure une stimulation intellectuelle. J’essaie de le protéger. Mais je crois qu’il nous faudrait un homme plus jeune : toi, Moïse. Moon et Dan sont vieux, presque deux cents ans. Leur horloge génétique est arrêtée, mais les cicatrices s’accumulent, et ils s’affaiblissent. Les chasseurs finiront par les tuer, bientôt, si nous ne trouvons pas un nouveau partenaire robuste. »
Moïse hocha la tête. Il avait entendu parler de ces anciennes expériences de décodage génétique. La société désirait améliorer le cheptel de ses citoyens. Leur résultat fut L’ Homo superior , le citoyen-fourmi docile. Les ingénieurs-généticiens se butèrent à l’horloge, cet A.R.N. polycistronique qui traduisait les instructions du gène relatives à la durée de vie, à l’A.R.N. porteur du message. On fabriqua une sorte de virus antigène pour détruire l’horloge, mais l’idée de Mathusalems s’entassant et gênant l’évolution des idées ne plut pas à la Grande S.T. Il fallait que les cinq-orteils se renouvellent sans cesse pour que progresse la fourmilière. On arrêta les travaux sur l’horloge. Moon et Dan n’étaient plus que des reliques. Les généticiens se tournèrent vers autre chose, vers le gène cinq-orteils. Il était porteur également d’immuno-globuline A, de calcium et de collagène, de mélanine. L’axe neuro-humoral était concerné autant que l’orteil. Il fallait éliminer ce gène.
« L’homme a-t-il un jour atteint les étoiles ? »
Curedent ne répondit pas tout de suite.
« Je n’en suis pas sûr. Mon stock de mémoire n’est pas tellement fourni. Les informations y ont été emmagasinées il y a longtemps. Beaucoup n’ont aucun sens pour moi. J’ai tenté de me connecter sur les circuits de la Grande S.T., mais les magasins sont bien protégés. Chaque fois que j’ai établi le contact, les champs de repérage m’ont détecté et nous avons dû fuir pour échapper aux chasseurs. Les étoiles ? Je sens une chaleur que je ne puis expliquer dans mes circuits. J’aime à penser que l’homme a bien atteint les étoiles, avant que la fourmilière ne commence à stagner. »
La stagnation. Moïse savait ce qu’il en était. La caste du Conduit n’arrivait même pas à résoudre le simple problème de la pollution de l’eau potable.
Ils parlèrent toute la nuit. Curedent et Moon avaient parcouru la plus grande partie des deux continents principaux de l’hémisphère. Les conditions de vie étaient partout les mêmes. Dans les régions tempérées et tropicales, l’homme s’était réfugié dans les cités-puits souterraines et avait mis en culture chaque centimètre carré de la surface. On tolérait les vagabonds Hors les Murs tant qu’ils restaient peu nombreux, mais on les pourchassait impitoyablement lorsqu’ils se multipliaient.
Curedent n’aimait pas cette nouvelle Terre, mais, pensa Moïse, c’était un cyber de compagnie, et il aurait naturellement préféré un monde dans lequel il aurait pu remplir un rôle plus important que celui de vagabond.
À l’aube, Moon remit en place l’assommoir à l’entrée de la grotte. C’était un splendide ouvrage de pierre taillée, si l’on arrivait à oublier la pointe pour n’admirer que le fini du contrepoids et de la clef de marbre.
Bloquant la clef du pied, Moon dit : « Je ne voudrais pas que quelqu’un se blesse pendant notre absence… » Sa tirade le fit rire.
Il ramassa une section de tube longue de dix centimètres et la fixa à la hampe de Curedent. Cet objet était muni d’un lecteur optique et il l’avait placé tout près de la détente. Curedent était davantage qu’un jouet.
Moon rassembla l’équipement du petit homme agressif et l’amena auprès du feu. Il empocha les barres de nourriture et essaya différents articles vestimentaires.
« Ce textile d’ordonnance ne doit pas faire long feu », se plaignit-il.
Il s’apprêtait à sortir quand Moïse exprima son désaccord.
« Merci pour l’invitation, mais je n’irai pas avec vous. Votre mode de vie me paraît intéressant, mais je ne veux pas finir mes jours comme un piétineur de récoltes, un fuyard… et encore moins comme un cannibale. »
Moon s’empourpra de colère.
« Sais-tu vraiment à quoi tu veux retourner ? À la sécurité de ta civilisation fourmilière ? À quoi ressemble ta vie ? Tu vis seul, sans aucune possibilité de changer ton avenir. Ton travail ? Brasser les eaux d’égout ou tuer les psychotiques. L’amour ? Néant. Ne me parle pas de ton Assistante, là-bas. Elle t’a décroché de cette échelle uniquement pour garder sa part de tes rations. L’avenir ? Tu n’en as pas. Cette civilisation ne laisse se reproduire que les quatre-orteils. Si tu viens avec nous, tu auras plus d’enfants que tu pourras en compter. »
Читать дальше