« Petit déjeuner ? » L’Assistante fouillait dans son paquetage.
Bizarre, mais quand elle se mit à partager sa nourriture – les calories qu’il avait gagnées et amenées jusqu’ici au prix d’un gros effort – il la vit avec d’autres yeux. Elle n’était plus la tendre Assistante venue lui tenir compagnie. À présent, c’était un parasite, qui troquait ses faveurs contre des calories, des savorisées par-dessus le marché ! Mais il se remémora l’un des commandements de la Bible S.T. de la charité :
Sois toujours bon à manger ;
Songe à tous les affamés.
Moïse emmena son Assistante au bar, qui avait des allures de caverne mystérieuse. Les murs extérieurs étaient à visibilité réduite, presque opaques. Moïse devinait à peine le ciel et les montagnes, dans des tons gris et noirs. Il était midi, il y avait une foule de Néchiffes autour du bar de pierre brute ; ils avaient besoin de rapprochement, et se sentaient rassurés par le contact des hanches tièdes et des coudes de leurs semblables. Chacun portait la tenue de Récré, un vêtement flottant et transparent. Moïse commanda des boissons au distributeur ; il choisit sur le sélecteur les cocktails flambés. Une petite flamme blanche vacillait au sommet de leurs verres, dans lesquels se superposaient des liquides multicolores.
Ils se joignirent au troupeau. La conversation tournait autour de la dernière session du mégajury. L’Assistante demanda à Moïse de donner à nouveau sa version des faits. Il s’exécuta, puis leva son verre devant ses yeux.
Moïse regarda les flammes sur son pousse-café. À l’aide de sa paille, il goûta la grenadine, le chocolat et la menthe au fond du verre. Il se renversa dans son siège et frotta ses sourcils roussis.
Un homme courtaud et agressif, cria, de l’autre côté du bar : « Tuer par télécommande un prisonnier psychotique et noyer sa responsabilité dans la conscience collective du mégajury… ce n’est pas spécialement viril ! »
Moïse avait déjà entendu ce genre d’arguments, mais ils éveillaient toujours en lui un réflexe de haine quand ils le visaient directement. Cette décharge d’adrénaline eut le don de le ragaillardir. Il répliqua : « La Charité avant la Justice. C’est ça que vous voulez, mettre en suspension un psychotique sans intérêt, et laisser à la porte un citoyen travailleur souffrant d’une maladie organique ? »
Son adversaire débita comme un perroquet des phrases qu’il avait grappillées ailleurs, et qui étaient hors du propos : « Des milliers de patients entrent en suspension ou en sortent chaque année. On n’est pas à une place près. Mais vous, vous vous y connaissez plus en cocktails qu’en virilité ; pour appuyer sur un bouton, là vous êtes fort ! »
Moïse aspira la menthe sans remuer les autres liquides. Il buvait avec lenteur, s’appliquant à se mettre en colère. « Et vous, vous êtes viril ? Qui avez-vous tué dernièrement ?
— Personne, mais j’ai participé à une Chasse, Dehors. Une vraie Chasse. Et ce n’était pas une action collective. Je me suis exposé au danger, d’homme à homme. Seulement, je n’ai pas vu de gibier, voilà tout ! » Il avala son breuvage et se mit à ruminer sombrement.
« Qu’y a-t-il donc de si viril dans une Chasse ? demanda Moïse. Vous prenez des drogues, pour vous donner du courage, et vous vous servez d’un arc contre un sauvage ignorant. Le gibier n’a aucune chance contre tout cet attirail électronique.
— Le seul fait de se trouver Dehors, c’est viril ! J’ai payé de ma personne, au lieu de me contenter de me pavaner pour avoir participé à un assassinat légal !
— En tout cas, vous êtes ici, à présent. »
La réaction adrénergique du petit homme l’arracha à son tabouret. Il arpenta le bar en hurlant à l’adresse de Moïse : « Ecoute, tueur ! tu es sans doute très fort pour appuyer sur des boutons et assassiner un pauvre type au cerveau dérangé ! Mais ton raisonnement ne tient pas ! La surpopulation n’est pas telle qu’elle puisse justifier un assassinat inutile ! As-tu déjà regardé Dehors ? J’y suis allé et je n’ai rien vu, que la terre noire, quelques chapeaux de puits et cette saleté d’Agrimousse ! Pas de Bron-cos ! Et si le Contrôle des Chasses se trompe à propos des Broncos, pourquoi les cliniques de Suspension ne le feraient-elles pas quant à la surpopulation ?
— Vous ne croyez pas à grand-chose. » Le petit homme se calma.
« Je m’interroge sur un tas de choses, et plus particulièrement sur la surpopulation. Que voyons-nous au juste dans nos cités-puits ? Rien. Que des murs. Les murs du métro. Les murs du puits. Les murs des habitacles. Même quand on voyage, on voit seulement d’autres murs. J’aimerais bien regarder Dehors une bonne fois… du sommet d’une montagne, par exemple. Simplement pour voir à quel point les puits sont surpeuplés.
— Nous sommes à mi-chemin du sommet d’une montagne, en ce moment. Si nous montions jusqu’en haut, pour voir ? » le défia Moise.
Le silence se fit dans le bar. Tous les regards se portèrent vers le plafond, où des rouleaux de corde pendaient à des pitons rouilles. Les pitons, rongés par le temps, symbolisaient l’Escalade. La plupart des Néchiffes venaient là pour le sexe, la boisson et le spectacle. Aujourd’hui, Moïse et le petit homme agressif allaient leur fournir une attraction.
Pataud dans sa combinaison étanche, Moïse, pour atteindre le bord du balcon, faisait crisser sous ses pas la neige immaculée. Une échelle de corde y dansait dans le vent. Le petit homme le dépassa et mit un pied sur un barreau pour maintenir l’échelle tendue. D’un geste, il invita Moïse à passer le premier.
Tandis que Moïse commençait à grimper, le petit homme retira son pied et l’échelle jaillit de la neige. Le vent poussa Moïse dans le vide, au-dessus de la crevasse, de quinze cents mètres de profondeur. En tourbillonnant comme un cerf-volant, il vit tournoyer le ciel, la montagne, le gouffre béant ; le ciel, la montagne, le gouffre… Le vertige et l’immensité réveillèrent des peurs primordiales. Ses muscles se nouèrent. Il tourna, tourna, jusqu’à en perdre le sens de la pesanteur… les nuages au-dessus de lui, les brumes en dessous, tout se confondait. Le temps s’arrêta. Les flocons de neige sur le hublot de son casque refusaient de fondre.
Quand le vent changea de direction, il fut ramené au-dessus de la corniche. Etourdi, il regarda la terre ferme, en bas, qui semblait le narguer, à quelques dizaines de centimètres en dessous de lui. Le battant de l’échelle fouettait la neige, comme la queue d’un serpent, en projetant des plaques. Il essaya de descendre, mais la peur collait ses doigts aux barreaux. Les gens du bar le contemplaient par la porte ouverte, verre en main, tirant de sa frayeur un plaisir sadique. Le vent le renvoya au-dessus du vide brumeux, et il sombra dans l’inconscience.
Il se sentit tomber. Il cria et ouvrit les yeux, pour découvrir qu’il reposait sur sa couchette, sain et sauf. D’énormes pansements couvraient ses mains et ses pieds. Son nez lui faisait mal. Son Assistante s’empressa auprès de lui, avec un litre de bouillon chaud. Elle soutint ses mains tandis qu’il buvait à longs traits.
« Essaie de te détendre, lui dit-elle. Mais ne ferme pas les yeux tant que tes canaux semi-circulaires ne seront pas rétablis. Tu vas avoir l’impression de tournoyer et de tomber pendant encore un petit moment. Tu es resté sur l’échelle un bon bout de temps avant que j’aie pu te faire redescendre.
— Merci », dit Moïse.
Le bouillon n’était pas mauvais : cubes de graisse, protéines conjuguées et une barre de légumes. Cela le revigora promptement. Elle se déshabilla et se glissa sous les couvertures, pour le frictionner vivement.
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