Cette perspective fit sursauter Moïse.
« Des sauvageons ? Avoir des enfants pour qu’ils soient traqués toute leur vie ?
— Mieux vaut être traqué que ne pas exister du tout. Ecoute, tu dois à la race humaine d’essayer de transmettre ton gène cinq-orteils. Curedent pense que tu es né avec un cinquième orteil embryonnaire. La fourmilière, c’est le terminus pour l’humanité, la fin de l’évolution. Les Néchiffes peuvent survivre des centaines de millions d’années avec leurs quatre orteils. Mais ils ne peuvent plus évoluer. La fourmilière est pareille à un organisme vivant : chaque individu n’y est qu’un élément devant remplir une fonction spécifique. Même sexe et reproduction y sont séparés. Si jamais il naissait un mutant pouvant donner une lignée d’individus supérieurs, il finirait probablement en suspension. Il n’a fallu que quelques milliers d’années pour passer de la découverte du feu aux fusées spatiales. Mais, dans les millions d’années à venir, la fourmilière ne réalisera rien. Elle n’en a pas besoin. Elle est la forme de vie dominante sur cette planète. »
Moon regarda brièvement le vieillard, Curedent et Dan.
Il assura la courroie de son sac sur son épaule, mit son casque et dit : « Bon, j’étais venu voir ce qu’il y avait de l’autre côté de la montagne. Autant aller regarder de près. »
Deux humains, un chien et un cyber, gravirent la montagne jusqu’au sommet. Ils y découvrirent une vue réconfortante : des rochers nus, de la glace, de la neige et, à l’infini, un ciel bleu moucheté de petits nuages blancs et floconneux. Le vieil homme désigna ce paysage austère d’un geste orgueilleux.
« Il n’y a pas d’habitacles au-dessus de trois mille mètres. Nous pouvons suivre cette crête sans nous presser. Plus loin, au nord, se trouvent les vestiges d’une zone boisée : quelques conifères authentiques et des lichens en abondance. »
Moïse se débarrassa de son casque Pelger-Huet alors qu’ils traversaient un col. Il jeta un coup d’œil vers l’ouest, vit des étendues géométriques. Cultures étagées, monotones, chapeaux de puits et canaux. Des millions de quatre-orteils vivaient là-bas, dans les ténèbres, tandis qu’eux jouissaient du soleil et du vent. Son front lui brûla d’abord un peu, puis bronza.
Il s’instruisit aussi. Curedent se mit sur la longueur d’onde des robots agriculteurs et guida leur groupe vers les réserves de nourriture. Quelques livres de plancton séché leur fournirent l’énergie nécessaire pour atteindre les tomates ligneuses. Ils en remplirent une couverture et purent ainsi parvenir aux champs de céréales. Sa combinaison isolante était munie de poches très commodes et d’une gourde, mais il fallait se déplacer plus vite sur les versants inférieurs plus chauds. Elle le gênait.
Bientôt, Moïse se retrouva vêtu de haillons, comme Moon.
Quand il leur fallait traverser un terrain découvert, ils trottaient rapidement, à cinquante mètres de distance les uns des autres. Les détecteurs de Broncos accordaient peu d’attention aux formes à sang chaud isolées.
Val et le vieux Walter étudiaient le rapport, incrédules.
« Moïse Eppendorff passé aux Broncos ? D’abord notre Bricoleur, et maintenant lui ! gémit Val. Pourquoi ? »
Walter respira avec difficulté, selon son habitude, mais sa voix était calme : « Il n’y a aucun lien entre ces deux affaires. Le Bricoleur a été contraint de partir, parce que la Grande S.T. voulait lui enlever son enfant. Nous mêmes, nous pouvions comprendre cela. Nous avons essayé de lui obtenir un certificat. »
Cela n’apaisa pas Val. « Mais nous ne pouvons pas excuser son acte. Nous l’avons chassé ; et nous l’aurions tué au besoin… je suppose. »
Ils regardèrent le dossier contenant le rapport établi par l’Echantillonneur. Ils ne l’avaient lu ni l’un ni l’autre : il renfermait les conclusions après autopsie des trois corps en décomposition trouvés auprès de l’évent d’aération par lequel le Bricoleur s’était échappé.
« Et Moïse, poursuivit le vieux Walter, a été envoyé Dehors par son supérieur, Birk ; c’était une récompense pour sa découverte du melon de Moïse. L’enfant du Bricoleur, le melon de Moïse… même résultat : un citoyen perdu Dehors. Simple coïncidence.
— Et ces émissions sur faisceau dense ? » insista Val.
Walter haussa les épaules.
« C’est le problème de la Sûreté, pas du C.C. »
Val ne fut pas satisfait pour autant. Trop de citoyens qu’il admirait étaient passés aux Broncos. Quelque chose allait de travers.
Sur la montagne enneigée, tout près du sommet, Kaïa remua dans son nid. À son horloge métabolique, c’était encore l’heure de l’hibernation, mais la faim devenait criante. Sans cesse poursuivi par les chasseurs, il n’avait pu se nourrir suffisamment au cours de la saison chaude. Son sommeil hivernal se trouvait maintenant interrompu par la carence en protéines : grave déficience en acides aminés. Son système enzymatique altéré protestait et cherchait à faire d’autres échanges. À contrecœur, il quitta la chaude pénombre de son nid et se traîna jusqu’à l’entrée de sa caverne, d’où tombait une lueur blafarde. Les pierres étaient gelées, ses mains et ses genoux s’engourdissaient. Il tâta la croûte blanche translucide qui fermait hermétiquement l’ouverture. Elle était encore dure et épaisse. La neige ne s’était pas encore retirée des sommets. Dehors, il ne trouverait que la mort blanche. Grelottant, il revint dans son nid et drapa ses épaules osseuses d’une peau de cétacé en lambeaux. Sa chaudière métabolique, à court de combustible, s’éteignait. Le froid de la mort gagna ses orteils et ses doigts. Désespéré, il se mit à trier les débris au fond du nid : il suça des os longs pour en extirper la matière desséchée qui restait dans les canaux médullaires ; il mâcha de vieux noyaux secs pour en tirer quelques fibres ligneuses sans saveur ; il lécha des coquilles de moules pour récupérer des bribes de chair filandreuse. Rien à faire. Le froid s’insinua davantage. Ce n’était pas des ions ferreux contenus dans la moelle déshydratée dont son corps avait besoin, et il n’avait guère obtenu autre chose malgré tous ses efforts.
De ses fortes molaires, Kaïa broya un noyau, qui lui livra une amande charnue tellement amère que sa glande parotide se contracta. Il recracha les fragments de coquille et mâcha l’amande. L’amidon emmagasiné par la plante allait sûrement recharger sa chaudière. Il ramassa une poignée de noyaux, les ramena à la lumière de l’entrée de la grotte, et les ouvrit avec une pierre. Il avala un peu de neige fondue pour faire passer l’amertume des amandes. Les replis de son estomac ainsi tapissés d’une couche protectrice de résine et d’amidon, Kaïa retourna s’enfouir sous les peaux aux lourds remugles, et retomba dans sa torpeur.
L’axe de rotation de la Terre s’inclina. Les jours devinrent plus longs et plus chauds, la calotte de neige fondit et recula, la niche de Kaïa dégela. La croûte translucide dégoulina quelque temps, et s’affaissa. Puis elle tomba dans la grotte, exposant son nid à l’éclat bienvenu du soleil. Il se redressa, s’étira, clignant des yeux. Il s’enveloppa de jambières et d’un pagne en peau, il rampa avec prudence jusqu’au-dehors et se tint dans la brise humide et fraîche. Le flanc de la montagne offrait une mosaïque éclatante de pierre grise et de neige tenace. Le soleil réchauffa sa nuque et ses épaules velues. La faim le tenaillait. Il scruta l’horizon. Sur la peau cultivée de Filly apparaissait par intervalles une Agrimache, comme un gros insecte. En bas, des calories semblaient l’inviter : les filigranes verts et scintillants des tours à plancton accrochées à la roche nue. Il entreprit la descente. Il fut accueilli par une atmosphère plus riche et plus chaude.
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