La vue de sa victime déclencha chez le chasseur la suggestion post-hypnotique de la prise du trophée. Son ardeur sanguinaire retomba et il se détendit. Son doseur prépara la Récompense Moléculaire, au bout de la bande. Il marcha sans hâte vers le corps de Kaïa, qui gisait dans une mare de sang coagulé, avec de gros caillots d’une gelée pourpre. Il se pencha sur la forme qui se refroidissait déjà et sortit son couteau à trophées.
L’épaisseur de son casque ne lui permit pas d’entendre le gargouillis en provenance du canal. Il ne vit pas la pouliche. Elle sauta sur lui à pieds joints, le piétina, étala son corps en charpie sur un cercle de trois mètres de diamètre. Les os crayeux claquaient avec un bruit sec, le sang rosâtre giclait partout.
La pouliche posa sa main sur la gorge de Kaïa. Satisfaite, elle rompit la pointe barbelée de la flèche fichée dans la poitrine. Précautionneusement, elle retira le bois sous l’omoplate. Elle enfonça des chevilles de bois dans la cuisse afin d’élargir la blessure et permettre aux barbelures de passer. Le trait sortit sans difficulté.
Chien Courant découvrit les restes du chasseur un peu plus tard. Les enregistrements faits par le transmetteur à sa ceinture racontaient toute l’histoire. Val et Walter examinèrent les gros caillots de gelée pourpre et les flèches brisées.
« Faites venir le Biotech, dit Val. J’aimerais savoir de quoi sont faits ces caillots. Ça ne ressemble en rien à notre sang. »
Walter acquiesça. Il étudiait les gros plans montrant les points d’impact de la flèche. « On en profitera pour lui demander de projeter ces blessures sur leur mannequin tridimensionnel. Elles me paraissent mortelles.
Le Biotech revint, un mannequin transparent sous un bras, une pile de comptes rendus sous l’autre.
« Ce sont bien des caillots de sang, dit-il, en montrant la substance gélatineuse. Un sang anormal, bien entendu. Le taux d’hémoglobine, de fibrino-gène et d’hématocrite est trois fois supérieur à la normale. Quinze grammes d’hémoglobine, si cela vous dit quelque chose ! »
Val hocha la tête.
Le tech mit le mannequin debout.
« La blessure de la poitrine est mortelle. La flèche transperce le hile du poumon droit, où se situent les bronches et des vaisseaux importants. La blessure de la jambe, bien que grave, n’entraînerait probablement pas la mort… si elle était soignée rapidement. »
Val fit le tour du mannequin et compara avec les enregistrements optiques. Si l’anatomie du Bronco était un tant soit peu analogue à la leur, il devait être mort.
« Qu’est-ce qu’une pouliche peut bien vouloir faire d’un Bronco mort ? »
Le tech haussa les épaules : « Ce sont des cannibales, monsieur. »
Cette explication ne suffisait pas à Val. Trop de questions demeuraient sans réponse. Les émissions sur faisceau dense provenant du Dehors, les corps décomposés sur la piste du Bricoleur, et ces bizarres résurrections.
« Pourquoi des cannibales chercheraient-ils à nous faire perdre les traces du Bricoleur ? »
Silence.
« Réponse du C.U. », annonça le Scrutateur.
Val actionna le lecteur sonore et l’imprimante. Il espérait que le mystère allait se trouver quelque peu éclairci.
L’ordinateur universel de Classe Un parla, avec la voix aimable d’un vieil homme compréhensif mais sûr de lui.
« Ce problème des Broncos qui deviennent froids n’est pas nouveau, commença le C.U. Le réflexe d’hibernation s’est révélé chez les Broncos depuis l’instant où nous avons commencé à les chasser à l’aide des détecteurs de chaleur animale. Ils possèdent un gène qui leur permet d’accroître la tonicité de leur axe neuro-humoral, et la suspension de l’activité métabolique peut être un mécanisme de défense quand les circonstances l’exigent. En l’occurrence, c’était pour se défendre contre les chasseurs. Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à me les poser. En attendant, tous les renseignements que vous pourrez amasser nous seront utiles. »
Ils attendirent poliment que l’écran soit redevenu vide.
« Ils font le mort, tout simplement, dit Val en souriant. Au moins, nous ne luttons pas contre des forces occultes. Les histoires de sorcellerie, moi, ça me rend nerveux. » Il frémit. « Je sens encore le corps humide et froid de cette pouliche. Je regrette à présent de ne pas lui avoir coupé la carotide, et de l’avoir laissée partir. Ça ne se reproduira plus. »
Walter dicta quelques notes au Scrutateur pour les inclure dans le programme de formation des chasseurs.
« À présent que nous avons connaissance de ce réflexe, nous devrions faire de meilleures Chasses. Ça devrait être facile de trouver un Bronco qui fasse le mort quand on a les coordonnées du dernier endroit où il a été vu. Et plus facile encore de le tuer. »
Val opina.
Le Biotech ramassa ses papiers et son mannequin. Avant de partir, il émit une suggestion : « Si jamais vous rencontriez un Bronco vivant, vous pourriez simplement ligaturer la carotide principale et l’amener au labo pour qu’on l’étudié. »
Walter interrompit sa dictée : « Comment s’y prend-on ?
— Vérifiez les cals sur la paume de ses mains. Si sa main droite présente une kératose plus importante, vous pouvez en déduire qu’il s’agit d’un droitier. Son hémisphère cérébral gauche sera donc prédominant. Faites une incision dans le cou, du côté gauche, et ligaturez la carotide interne de ce côté… cela devrait résulter dans une embolie cérébrale partielle. Il restera vivant, mais ne sera guère plus qu’un légume… sujet idéal pour les gars du Bio. Il y a un tas de paramètres concernant les cinq-orteils que nous devrions mieux connaître avant qu’ils ne s’éteignent complètement.
— C’est juste. Excellente idée », fit Val.
Walter n’alla pas plus avant dans sa dictée.
Kaïa ouvrit les yeux dans un nid étranger. La pouliche baignait ses plaies et changeait ses pansements fréquemment. Les douleurs dans sa poitrine, à l’endroit traversé par la flèche, le replongeaient par moments en hibernation. Elle lui fit ingurgiter des coquillages bouillis et de la soupe d’orge reconstituante. Elle était dans sa phase folliculaire et avait besoin d’un partenaire.
La nuit, elle vint le chevaucher, voracement. Mais elle ne parvint pas à provoquer son érection, car sa blessure au thorax empêchait la polarisation de ses parasympathiques en irritant son nerf vague droit. À la nouvelle lune, elle entra en phase lutéale et disparut dans le canal.
Pendant deux semaines, il se nourrit de déchets qu’il ramassait péniblement dans l’herbe de la berge. Estropié comme il l’était, il ne pouvait prendre le risque de s’exposer aux détecteurs de Broncos qui surveillaient les jardins : si les chasseurs le retrouvaient, jamais il ne pourrait leur échapper.
À la pleine lune, elle revint, les ovaires gonflés, l’ovule précédent avait attendu vainement, et était mort. Un nouveau allait bientôt prendre place dans la trompe. Elle désirait son sperme. Il bénéficia d’une nourriture chaude et de nuits brûlantes. Quand elle fut fécondée, le corps jaune lutéinique gouverna à nouveau son humeur. Elle quitta le nid un matin, lui jeta deux coquillages pris au fond du canal, et s’éloigna à la nage, sans rien dire.
Il regagna clopin-clopant le mont de Filly.
Il faut toujours rester un peu sur sa faim :
Garder une place pour son prochain.
KAÏA LE BRONCO.
Depuis plusieurs mois, le calme régnait au Contrôle des Chasses. Les milliers de kilomètres carrés de jardins du Pays Orange avaient connu une floraison, une moisson, et une nouvelle floraison sans qu’on signalât un Bronco, ou presque. Les appareils de Chasse, dans leurs rapports, parlaient de campements déserts : des os mâchonnés et carbonisés, des cendres, des outils cassés. Aucune trace du gibier.
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