Les épingles ensanglantées furent réassujetties à leurs montures. L’Océanide était suspendu au-dessus du champ de travail. Chacun des gros os était transpercé : deux grosses épingles dans la partie externe de l’os occipital, une dans chaque ilium, l’humérus et le fémur.
« Avant que vous ne lui rendiez le contrôle de ses muscles, ne pensez-vous pas que vous devriez lui refermer le ventre ? Je ne voudrais pas que quelque chose tombe, s’il toussait. »
— « Bonne idée, » dit le tech, en se levant et en s’étirant. « Très bien, Ace, fais quelques points de suture pour arrêter l’écoulement. Pose un clamp sur l’incision. Nous finirons demain. »
Furlong sortit pour prendre un repas léger. Ils le rappelèrent lorsque l’Océanide commença à remuer. Le champ de dissection fut refermé par une rangée de points, faits avec de larges fibres de peau. On roula la table plus loin et on mit à sa place une couchette moelleuse et absorbante. Le prisonnier resta suspendu.
« S’il vous donne du fil à retordre, ouvrez cet interrupteur. Cela paralysera ses terminaisons nerveuses. Nous serons de retour dans douze heures environ. Il nous faudra peut-être quatre ou cinq jours pour achever nos analyses. Nous avons un tas de formules à remplir sur lui. C’est un sujet intéressant. »
Furlong acquiesça. « Sans nul doute. Avons-nous son empreinte vocale ? »
— « Sa structure génétique n’est pas enregistrée, » dit le tech. « Il s’agit d’un hybride, pour le moins. Peut-être d’un authentique primitif. C’est pourquoi nous devons procéder lentement, pour en apprendre le plus possible. »
Furlong se tourna vers l’Océanide : un géant d’une grande robustesse, d’une taille d’un mètre quatre-vingt-cinq, avec un système pileux abondant et des organes génitaux développés. Furlong, avec son mètre trente, était grand pour un Néchiffe, mais il se sentait un peu écrasé.
« M’entends-tu ? »
Le géant grogna. Chaque muscle de son corps ressortait. Les tendons étaient rigides. Ses yeux lançaient des éclairs de haine.
« Je souhaiterais pouvoir te donner un peu plus de confort, le temps que nous bavarderons, mais j’ignore lequel de ces sélecteurs contrôle la douleur. Parle-moi de ton peuple. »
Silence.
« Parle-moi de ton dieu. Vous adorez une divinité qui ressemble à une baleine ? »
Le géant détournait obstinément les yeux. Les épingles métalliques dans ses os grincèrent.
« Ton dieu est mort, » reprit Furlong. « Nous avons mis à mort votre Rorqual. »
Crabe Rouge tourna un regard malveillant vers le Chef Suprême néchiffe. « Mon Dieu-baleine ne mourra jamais. Il nous a rendu une mer féconde. Il vous tuera pour ce que vous avez fait. » Il essaya de cracher, mais le lien autour de son cou était trop serré. Seules quelques petites gouttes frappèrent le visage de Furlong.
— « J’ai vu les navires de la fourmilière envoyer ton Dieu-baleine par le fond. Tiens, je vais avancer cet écran pour que tu te rendes compte par toi-même. Pas ce canal. Là, ce sont des vues de tes organes internes. Nous y voici. Regarde ! Rorqual est au fond de la mer. »
Crabe Rouge vit les vaisseaux de la fourmilière ancrés au-dessus du Moissonneur naufragé. Un optique se baissa vers un. thon mécanique, qui explorait la carcasse. Toutes les écoutilles étaient ouvertes.
« Regarde ! » fanfaronna Furlong. « Chaque compartiment est inondé. Ton Dieu-baleine n’est pas une divinité. Ce n’est qu’un bateau qui a sombré. Tout l’équipage est mort. »
— « Crétin ! » hurla Crabe Rouge. « Bien sûr que c’est un bateau, un bateau habité par notre dieu. Ouvre donc les yeux. Il n’y a pas d’équipage ! Rorqual est toujours vivant. Ce sont tes matelots néchiffes qui vont périr. »
Furlong se contenta de sourire avec assurance. Ces Néolithiques simples avaient à leurs problèmes des solutions simples. Une divinité toute-puissante était la plus simple de toutes. Il s’apprêta à se lever pour partir, mais il fut retenu par l’œil scrutateur du thon-mache. Il rapprocha sa chaise et s’assit auprès de la victime des vivisecteurs. Par instants, une faible lumière clignotait dans le couloir obscur, long de plusieurs kilomètres. Des poissons curieux et d’autres représentants de la faune marine surgissaient de l’ombre, puis disparaissaient à toute vitesse, le faisant sursauter à chaque fois.
« Il est vivant ! » cracha Crabe Rouge.
Furlong ignora les divagations du géant. « Ces formes sombres dans la salle des commandes ne sont rien d’autre que des poissons ou des calamars. Attends que l’optique soit plus près… »
Furlong interrompit sa phrase à la vue d’une silhouette incontestablement humaine qui voletait dans la cabine inondée, avec une paire d’ailes dentelées. Et des seins de femme !
« Un ange ! » s’écria Crabe rouge avec conviction. « Je vais assister à la destruction de vos vaisseaux. »
Furlong restait bouche bée. Il se leva lentement.
« Tue ! Tue ! » psalmodiait le prisonnier.
« Ne croyez pas ce que vous voyez, » dit le C.U. « La simulation est évidente. »
L’ange s’avança vers l’optique espion, armé d’une hache. La transmission cessa.
Furlong eut un haut-le-cœur. Il quitta les lieux. Dans le couloir, il rencontra l’un des Biotechs.
« Existe-t-il un moyen de faire souffrir davantage notre prisonnier ? »
— « Davantage ? »
— « Je voudrais le punir pour ses crimes contre la fourmilière. »
Le tech secoua la tête. « Je ne crois pas que ça plairait aux gars du Neuro. Voyez-vous, ils veulent ses molécules cérébrales intactes, pour leur analyse. »
Furlong resta adossé au mur quelques minutes avant de repartir vers la salle du Conseil.
ARNOLD le Faucheux géant déposa les pierres contenues dans son ventre dans de petites pièces de fonte, d’une capacité de plusieurs milliers de tonnes. Il releva un schnorkel et fit entrer de l’air dans son ventre. Il remonta vers les navires de la fourmilière. Tout en restant sous l’eau, il se colla à leurs quilles et se mit à mastiquer leur tendre abdomen. Ils se débattirent brièvement. Il les entoura d’un cocon et les déposa dans la fosse à cinq cents brasses de fond. Remontant à la surface, il se sécha, chevauchant les vagues, léger et rapide. Il rattrapa vite le navire qui remorquait l’épave renflouée. L’oiseau diabolique passa auprès de lui. Il lança vers lui un fil gluant. Il volait très lentement, à ce qu’il lui semblait ; c’était une proie facile. Il le ramena. Il contenait des choses tendres, charnues, savoureuses.
Le navire lança contre ARNOLD des armes classiques. Il les attrapa et les renvoya. Beaucoup explosèrent. ARNOLD les encercla, circonspect, en dévidant un câble de macramé sous-marin.
Poursuivant Cinq coupa le filin qui le reliait à l’épave et se tourna vers Rorqual.
« Capturez-le ! Lancez les grappins des grues avant ! »
— « Monsieur, il a abattu notre vaisseau de Chasse et a avalé ses occupants. Dois-je appuyer sur le bouton de destruction ? »
— « Oui. »
ARNOLD sentit une brûlure au cœur. Il éructa un petit nuage de fumée.
« Il a fixé un câble sous-marin sur notre bateau. Il nous tire vers lui. »
— « Parfait. Mettez en marche les robots tueurs. Préparez-vous à l’abordage. »
Houuup ! Houuup ! Houuup ! Les maches tueuses sortirent de leurs garages et se rangèrent contre le bastingage, brandissant une panoplie de pointes et d’armes de jet.
ARNOLD sentit le crampon s’enfoncer dans son épiderme. Un petit insecte sortit du navire et rampa vers la tourelle abritant son cerveau. Il éprouva le contact du métal sur sa peau et vit l’engin blindé. Il le captura avec sa patte D-3. Il explosa, le brûlant en même temps. Il lança une toile par-dessus la blessure aux bords calcinés. Deux autres insectes se collèrent sur son dos. Il en vit une douzaine encore grouiller contre le bastingage.
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