« Des bananes, ça vous dit ? me demande un homme d’aspect négligé qui passe près de moi d’un pas traînant, en coupe-vent et casquette de chasseur, marmonnant dans sa barbe.
— Non merci. »
Il continue, s’adresse à la salle en général.
« Elles sont bonnes, mes bananes. »
J’avance méthodiquement, je fais ma tournée, montrant la photo de Brett, tirant les clients par la manche et tapant sur l’épaule des marchands dépenaillés, j’accueille leurs expressions sinistres et méfiantes avec calme et assurance, un vrai cliché d’inspecteur de série télé : « Pardon, avez-vous vu cet homme ? » Tous ceux à qui je pose la question me sortent la même histoire que le laitier, avec la même quantité minimale de détails : oui, ils l’ont vu. Oui, il venait souvent. Une vendeuse, une femme énergique qui propose trois sortes de viande séchée ainsi que des bibles sur papier glacé, se souvient de Brett avec affection – elle m’informe qu’il est un de ses clients préférés.
« Nous n’avons jamais fait affaire ensemble ? » Sa voix remonte à la fin de sa phrase, transformant l’affirmation en question. « Mais certains matins, il nous arrivait de prier ?
— Prier pour quoi, madame ?
— Pour la paix. Simplement, la paix pour tous ? »
Je passe à la suite, stand après stand, quadrillant systématiquement le marché. Apparemment, il faisait exactement ce que Rocky Milano l’envoyait faire ici : obtenir des denrées périssables auprès des fermiers, des bonimenteurs et des voleurs, fouiller dans les tas de rebut à la recherche d’articles qui pourraient servir au restaurant – papier toilette, liquide vaisselle, bougies, bois pour le feu, assiettes, cuillers. Et personne, semble-t-il, ne l’a vu mardi matin.
Pendant que je travaille, les lieux s’animent, le bruit et l’agitation augmentent au fil de la matinée. Un vacarme soudain : deux hommes qui s’envoient des coups de poing à la tête parmi les couvertures garnies d’articles de troisième choix, engagés dans une violente dispute pour un vieux casque de football des Falcons. Les propriétaires du marché se précipitent vers eux : un petit groupe d’hommes minces et robustes aux cheveux très courts, qui se déploient telle une équipe de rugby en s’écriant : « Dehors ! Dehors ! Dehors ! » tout en poussant les combattants vers la sortie.
À un stand simplement marqué DIVERS se trouve une femme à la silhouette lourde, aux cheveux d’un rouge hideux empilés et bouclés sur la tête, qui fume une cigarette longue et mince.
« Excusez-moi, lui dis-je. Vous avez des jouets ?
— Vous voulez dire… » Elle baisse la voix. La cigarette remue au coin de sa bouche. « … des armes ?
— Non. Je cherche un jouet en particulier. Pour un ami. »
Elle me répond d’une voix encore plus basse.
« Vous voulez dire… quelque chose de sexuel ?
— Laissez tomber. Merci. »
En reculant, je me cogne dans quelqu’un et me retourne en murmurant des excuses. Il s’agit d’un des propriétaires, et il ne s’excuse pas en retour : il reste planté là, les bras croisés, musculeux et grave. C’est une brute nerveuse qui porte deux tatouages en forme de larmes, un sous chacun de ses petits yeux de souris. Ils m’ont dévisagé avec attention quand je suis entré, ces types-là, m’ont demandé trois fois d’où je connaissais McGully, et ont évalué avec scepticisme la vieille cafetière électrique que j’avais apportée, à regret, pour la troquer.
À présent, celui-ci me toise de la tête aux pieds : ma veste de costard, mes chaussures de flic. Il pue la bière matinale et je ne sais quel produit capillaire huileux.
« Bonjour, lui dis-je.
— Tout marche comme vous voulez ? »
Sa voix est rocailleuse, impassible. Je pige le message.
« Allez viens, le chien, dis-je à Houdini. On s’en va. »
* * *
À mi-chemin de ma destination suivante, je descends de vélo au cœur du centre-ville pour faire simplement un lent et long tour sur moi-même dans l’étendue déserte de Main Street : verre brisé, vitrines défoncées, un couple d’adolescents ivres allongés l’un sur l’autre, sur un banc. C’est une ville fantôme. Une de ces bourgades de western que l’on conservait naguère comme musées vivants : ici, il y avait une librairie. Ceci était une boutique de cadeaux. Il y a longtemps, bien longtemps, ceci était une station-service Citgo.
Je contemple pendant quelques minutes les portes du commissariat central de Concord, mais je ne peux pas me résoudre à y entrer. Quand j’étais agent en service, je poussais ces portes, saluais de la tête la réceptionniste au regard chaleureux derrière la vitre blindée, et j’allais chercher mon ordre de service. Quand j’étais enfant, je les poussais des deux mains, et la réceptionniste au regard chaleureux était ma mère.
Maintenant, aujourd’hui, dans un autre monde, je marche la tête basse, anonyme et discret, je fais le tour du bâtiment dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre, dépassant les panneaux sévères plantés tous les dix mètres dans les plots en ciment qui encerclent le périmètre. Des sentinelles patrouillent sur le toit, entre les buissons d’antennes tordues et les générateurs hoquetants, des flics en noir avec armes semi-automatiques qui tournent lentement le regard, d’un côté à l’autre, comme s’ils surveillaient un consulat assiégé dans quelque pays chaotique du tiers-monde. Je trouve un point d’observation à environ un demi-bloc en remontant School Street, presque à la hauteur du YMCA, et je m’accroupis derrière une benne à ordures.
« Allez, dis-je tout bas en attendant, les yeux rivés sur les grandes portes de garage qui sont à demi remontées, révélant une zone de chargement fraîchement installée à la place du garage automobile. Montre-toi, camarade. »
Le renouvellement du personnel a atteint des degrés extrêmes au cours des derniers mois, les forces de police se réorganisant pour se concentrer sur leur mission la plus fondamentale – non pas empêcher le crime, ni enquêter dessus ou le contenir, mais simplement garder le plus de monde possible en vie et indemne. Maintenir les gens en vie pour qu’ils puissent mourir plus tard, comme dit McGully. Mais il y a au moins une personne qui est toujours là, et dont je sais qu’elle s’est récemment mise à fumer, et qui s’offre sa première pause cigarette chaque jour à midi pile.
Je consulte ma montre.
« Allez, quoi ! »
Quelqu’un remonte jusqu’en haut la grande porte du garage, et deux rampes métalliques longues et plates sont bruyamment descendues depuis le rebord de l’aire de chargement. Des policiers descendent les marches en ciment pour aligner palettes et chariots en se faisant des signes et en murmurant dans leurs talkies-walkies. Je me risque à aller y voir de plus près, sortant la tête de derrière ma poubelle et me forçant à avancer lentement dans la rue, puis je m’aplatis sous l’auvent désert du marchand de glaces Granite State. L’activité s’intensifie dans l’aire de chargement, on voit des flics aller et venir à l’entrée, comme des robots, comme des fourmis, leur épais uniforme noir paraissant lourd sous le soleil.
« Bonjour, inspecteur Palace. Alors, c’est comment, la retraite ? »
Elle est pile à l’heure et elle sourit, se trouve une place dans l’étroite ouverture. Elle ne mesure pas plus d’un mètre cinquante, même avec ses gros brodequins réglementaires, la visière en Plexiglas de son masque d’émeute remontée pour laisser passer la cigarette de midi.
« McConnell. J’ai besoin de ton aide.
— Ah oui ? »
Un éclair d’enthousiasme, immédiatement suivi par de la méfiance. Nous avons toujours bien aimé travailler ensemble, Trish et moi, d’abord côte à côte comme agents de patrouille, puis pendant mon bref passage parmi les inspecteurs. Mais tout a changé, depuis. Elle tire sur sa cigarette.
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