— Au revoir, David.
— Au revoir.
Elle sortit d’un pas assuré, l’œil sec et sans se retourner. David la regarda s’éloigner dans le couloir mais le vrombissement insistant du vidéophone le tira de sa contemplation. Il referma la porte, se laissa tomber sur un divan devant la console et enfonça le bouton RÉPONSE. Un écran mural s’alluma. Le visage grandeur nature du Dr Cobb sur son lit d’hôpital était renfrogné.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous ? Soixante-quinze pour cent des bénéfices de la société utilisés pour construire de nouvelles colonies spatiales ?
David se croyait immunisé contre la surprise mais, une fois de plus, le vieux le prenait au dépourvu.
— Comment avez-vous… Cette conférence était censée être confidentielle.
— Rien n’est confidentiel pour moi, mon garçon. Mais explique-moi un peu quelle mouche t’a piqué. Pourquoi leur as-tu dis que c’était une idée à moi ?
— Mais c’est votre projet. Je l’ai simplement chiffré.
— Soixante-quinze pour cent de nos revenus ?
— C’est ce qu’il faut pour réaliser l’opération dans un délai raisonnable.
— Raisonnable ? Mais c’est nous retirer le pain de la bouche ! Attends seulement que Garrison et le reste du directoire aient vent de la chose !
— Quand allez-vous les mettre au courant ?
— Moi ? Mais c’est toi qui les mettras au courant. Tu es le patron, maintenant. Je suis un invalide cloué sur son lit de douleurs, tenaillé par la maladie, commotionné. À toi de parler à Garrison.
David se redressa.
— Eh bien, d’accord. Je lui parlerai.
— Il te hachera en petits morceaux. Soixante-quinze pour cent de ses bénéfices !
David qui sentait la colère monter en lui laissa sèchement tomber :
— J’ai déjà été haché menu par des gens qui étaient orfèvres en la matière. Je l’appelle tout de suite. On va voir qui mettra l’autre au pas !
— Je ne veux pas rater le spectacle, s’exclama Cobb en souriant aux anges.
Il fallut près d’un quart d’heure à David pour avoir Garrison en ligne. Sa maison était transformée en chantier. Des équipes d’ouvriers s’affairaient à réparer les dégâts causés par les terroristes, on repeignait les murs, on apportait de nouveaux meubles. La purification du temple profané, songea David.
Arlène Lee essaya de jouer les états tampons mais Cobb et lui insistèrent : il fallait absolument qu’ils parlent à Garrison en personne.
Celui-ci faisait de la chaise longue sur la terrasse, son corps usé, empaqueté dans un kimono fleuri.
— J’espère pour vous que vous avez une bonne raison pour me déranger, mon jeune ami, maugréa-t-il. C’est en partie à cause de vous que j’ai subi toutes ces avanies et j’ai droit à un repos bien gagné.
David se tortilla sur son divan. Dans la moitié gauche du vaste écran, Garrison le fusillait du regard et, dans la moitié droite, Cobb souriait, la bouche en cœur.
— La conférence politique est terminée, commença-t-il.
— Eh bien, renvoyez ces bouffons d’où ils viennent et bon débarras !
David respira un grand coup et se jeta à l’eau :
— Je leur ai parlé de notre plan, à savoir de consacrer soixante-quinze pour cent des bénéfices d’Île Un à la création de nouvelles colonies spatiales.
Il avait l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. Le regard fixé sur l’écran, il s’attendait à voir Garrison exploser.
Mais ce fut sur Cobb que se posèrent les yeux glacés du magnat.
— C’est ça, votre sens de l’humour ? Utiliser ce blanc-bec comme homme de paille pour arriver à vos fins ?
— Quelles fins ?
Pour une fois, Cobb était sincèrement décontenancé.
Garrison eut un rictus qui lui découvrit les dents.
— Je sais parfaitement que vous avez mis à gauche du matériel et des approvisionnements dans l’intention de filer du côté des astéroïdes ou je ne sais quoi pour y fonder d’autres colonies.
— C’est vrai, reconnut Cobb. Il faudra bien en arriver là un jour ou l’autre.
— Et ça me coûtera soixante-quinze pour cent de mes bénéfices ?
La voix de Garrison avait monté d’un ton.
— Seulement si on travaille à la vitesse grand V. Notre jeune ami est très impatient.
— Il faut faire vite, insista David. Il n’y a pas d’autre solution.
Le regard de Garrison était celui, hypnotique, d’un cobra.
— Eh bien, convainquez-moi.
David crut presque l’entendre ajouter : Sinon, je vous avale tout cru.
— Je pourrais, si vous voulez, vous montrer toutes sortes d’analyses effectuées par les ordinateurs qui définissent la situation telle qu’elle se présente avec la plus grande clarté.
— Je n’en doute pas.
David leva sa main du clavier.
— Il faut y aller à fond. Nous n’avons pas le temps d’attendre. Si seuls les résidents d’Île Un entraient en ligne de compte, on pourrait, certes, se permettre de temporiser. Mais nous ne sommes pas les seuls. Nous ne sommes pas et nous n’avons jamais été coupés du reste du monde. Ce qui s’est passé ici ces dernières semaines en est la preuve.
Garrison exhala une sorte de borborygme à mi-chemin entre le grognement et le soupir, et David tapa sur le clou :
— Vous ne voyez donc pas ? Il y a presque huit milliards de gens sur la Terre. Et nous sommes solidaires d’eux. Nous ne pouvons pas nous enfermer dans notre splendide isolement alors qu’ils vont droit à la catastrophe planétaire. Ils nous entraîneront dans leur chute. Ils nous anéantiront en s’anéantissant.
— Dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux qu’on aille sur Mars ou quelque part où…
— Non, ce n’est pas la solution, tout au contraire. Il faut que vous vous mettiez dans la tête que l’espace est riche en ressources — en énergie, en métaux, en minéraux. Tout ce dont la Terre a si désespérément besoin, nous pouvons le puiser dans l’espace. Les Terriens ne réussiront jamais à faire tourner rond leur société si nous ne leur apportons pas un sang nouveau. Et ces richesses, elles sont là, dans l’espace. Toutes les richesses du système solaire à portée de la main !
— Et on leur en ferait cadeau ?
— Il faut renflouer la Terre, et le plus vite possible. Autrement, quels que soient les accords politiques qui seront signés, ce sera à nouveau la guerre pour la nourriture et les ressources naturelles dans quelques années.
— N’importe comment, ils s’entre-tueront, intervint Cobb. Nous ne pouvons pas l’empêcher. Tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de mettre en place une issue de secours, multiplier les colonies humaines dans l’espace afin que, même si la Terre se suicide, la race humaine puisse survivre.
— Non, cela ne suffit pas, répliqua David. Nous avons les moyens d’aider les Terriens à éviter le génocide. Si nous leur tournions le dos, nous ne serions pas des humains.
— Et ça me coûtera soixante-quinze pour cent de mes bénéfices, bougonna Garrison.
— À quoi vous servent-ils ? rétorqua le jeune homme. Vous avez tout ce que vous désirez. Île Un est un succès. Elle se suffit à elle-même. Après, que voulez-vous faire de vos gains ? Les placer dans des firmes terriennes ? La catastrophe, quand elle arrivera, les engloutira. Les investir dans l’armement, financer des mouvements révolutionnaires, essayer de renverser le Gouvernement mondial ? Vous savez maintenant à quoi cela mène : à ce que des barbares mettent votre demeure à sac.
Garrison grimaça.
— Vous avez l’art de retourner le couteau dans la plaie, on dirait, mon garçon.
— Investissez dans les nouvelles colonies spatiales, poursuivit David sans relever le propos. C’est là la clé de l’expansion. Je ne peux pas garantir que nous empêcherons le désastre en nous lançant dans cette voie mais je suis sûr d’une chose : il aura lieu si nous ne le faisons pas.
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