— Non. Ce dont vous avez besoin vous sera administré à l’hôpital, dans le module d’à côté. Je voulais seulement que vous voyiez que les produits sont bien là. Vous les aurez… quand vous m’aurez donné ce fusil.
D’un geste brusque, Leo le pointa sur la poitrine du jeune homme.
— Tu m’as doublé.
— Non, Leo, je vais vous sauver la vie. Mais il faut que vous vous rendiez d’abord. C’est la raison pour laquelle je voulais que vous soyez seul.
Leo arma son fusil.
— Je te tuerai s’il le faut.
— Ce serait vous suicider. Personne ne peut plus quitter le module. Il est scellé et la navette à bord de laquelle vous êtes venus est repartie.
— Saleté de cul-blanc pourri !
Leo voulut balancer un coup de crosse à David mais celui-ci esquiva et plongea, visant les jambes du géant qui perdit l’équilibre. Le coup partit tout seul dans un grand fracas de verre pulvérisé et de plomb sonnant sur le métal.
— Top pour la réduction ! ordonna David en se relevant et en bondissant par-dessus la rambarde.
Leo, à genoux, se tourna vers lui, tenant son fusil à deux mains.
À l’extérieur, les petits réacteurs de correction de la rotation s’embrasèrent et la vitesse de rotation du module se trouva brutalement ramenée au dixième de sa valeur, et, à l’intérieur, la gravité diminua dans les mêmes proportions. C’était comme d’entrer dans une cabine d’ascenseur ultra-rapide qui descend d’un seul coup.
David avait bien calculé sa trajectoire. Il passa par-dessus la main courante et décrivit une lente et langoureuse parabole qui l’amena juste à la hauteur d’une entretoise en saillie sous la passerelle. Il l’agrippa et, suspendu par les mains, progressa comme un singe à la force du poignet jusqu’au bord opposé de celle-ci.
Déséquilibré par la soudaine absence de pesanteur, Leo avait été éjecté dans le vide. David se hissa sur la passerelle et se fendit pour le saisir à bras-le-corps. Le Noir comprit qu’il allait s’écraser sur un énorme ballon de verre et son vieil instinct de footballeur joua : il rentra la tête dans ses épaules. Le choc fut cependant violent et il rebondit en agitant les bras et les jambes comme des fléaux. Mais il n’avait pas lâché son fusil.
David, entraîné depuis l’enfance aux sports sous gravité nulle prit appui sur la cornue comme un nageur qui fait demi-tour en atteignant le bord du bassin et son élan le projeta contre Leo qu’il heurta par derrière.
— Laissez-moi vous aider, sapristi ! lui dit-il.
Leo, suffoquant, se contorsionnait et se débattait comme un beau diable en s’efforçant d’interposer son arme entre lui et David.
— J’ai jamais vu un seul putain de cul-blanc à qui un homme noir pouvait faire confiance !
Mais David restait opiniâtrement collé à son dos.
— Je n’ai pas l’intention de vous tuer. Vous m’avez sauvé la vie plus d’une fois… Je veux vous rendre la pareille. Si vous ne me laissez pas…
Ce fut alors que Leo poussa un cri à glacer le sang, un hurlement animal où la douleur se mêlait à l’effroi et dont les surfaces de métal et de verre qui se bousculaient autour des deux hommes répercutèrent l’écho. Il se plia en deux tandis que du sang lui jaillissait du nez et le fusil se mit à dériver en tournoyant.
Seigneur ! C’est la crise cardiaque !
Leur lente chute dans le vide les précipitait l’un et l’autre vers un ballon rempli d’un liquide bouillonnant. Rien n’existait plus pour Leo que la souffrance qui le déchirait. Tout en tombant, il lançait des ruades et se griffait les épaules et la poitrine.
D’une torsion, David modifia légèrement la trajectoire de leurs deux corps enlacés et ils télescopèrent la paroi du récipient. Le jeune homme fut pris en sandwich entre la surface de métal brûlante et Leo convulsé par la douleur. Ils retombèrent sur le sol en glissant le long du ballon.
Leo demeura prostré. Chacun de ses muscles était contracté et il pleurait des larmes d’agonie. David, qu’il écrasait sous sa masse, parvint à se dégager, l’échine meurtrie et ankylosée. Il entendait cliqueter le fusil qui n’était pas encore arrivé au terme de sa course. Ce fusil, il le lui fallait.
Mais Leo allait mourir. Il se tordait sur le sol, il étouffait, des gémissements étranglés s’échappaient de sa gorge haletante.
Je récupérerai ce fusil plus tard. À l’aide de son communicateur, David localisa le poste mural de première urgence le plus proche, puis il s’élança le long des hautes et sombres cornues pour l’arracher à son support et revint sur ses pas. Le communicateur le mit en liaison avec l’ordinateur médical de secours du module. Il se hâta de poser le masque à oxygène sur le visage de Leo, lui injecta le produit voulu dans le bras à l’aide d’une seringue aérosol et lui fit un garrot aux deux jambes pour décongestionner les extrémités.
— Ça va s’arranger, ne cessait-il de répéter. Ça va s’arranger.
— Espèce de… taré de Blanc ! hoqueta Leo.
— Espèce d’abruti de Noir, riposta David. Tous ces massacres… à quoi cela vous a-t-il menés ?
— C’est… c’est notre pays, mon pote.
Le masque assourdissait la voix du colosse mais David qui s’affairait à lui injecter d’autres drogues directement dans la poitrine était assez près de sa bouche pour comprendre clairement ce qu’il disait.
— C’est notre pays… pas seulement le leur. Mais ils nous refusaient ce qui nous revenait. On voulait… reprendre… ce qui nous appartient.
— En mettant tout à feu et à sang ? Ça n’a pas de sens.
— Qu’est-ce que… tu peux savoir… cul-blanc ? Essaie donc… d’être noir… depuis deux cents ans…
La voix de Leo mourut et ses paupières se fermèrent. Mais David qui continuait à s’activer fébrilement sur le géant inerte ne s’en aperçut pas.
Derrière la fenêtre de la salle de séjour, William Palmquist contemplait le tracé rectiligne des sillons qui s’étendaient à perte de vue. Les premiers épis pointaient et les labours commençaient à verdir. Mais personne, ni hommes ni machines, ne travaillait dans les champs désertés.
— Reviens te coucher, chéri, cria Ruth depuis la chambre. Tu n’as pas fermé l’œil de la nuit.
— J’arrive.
Mais il ne pouvait pas s’arracher à sa fascination et ce fut finalement Ruth qui le rejoignit, une blouse rose jetée sur les épaules. Quand elle posa sa tête sur sa poitrine, William sentit la tiédeur du corps de sa jeune femme.
— Viens, Bill. Tu sais qu’ils nous ont dit de ne pas bouger tant que le calme ne sera pas rétabli.
Palmquist secoua la tête.
— Mais la récolte ne peut pas attendre ! Il y a du travail à faire. C’est une phase importante du cycle de la germination.
— Tu ne me laisseras pas toute seule, hein ?
Il la prit par la taille.
— Bien sûr que non. Mais…
— Personne n’est allé aux champs.
— Je sais… Oh ! Regarde !
Ruth se raidit quand elle vit ce qu’il lui désignait : un terroriste en treillis vert olive qui avançait le long du chemin en lisière des champs. De la fenêtre du troisième étage où ils se tenaient, il était difficile de dire si c’était un homme ou une femme mais ils distinguaient parfaitement le fusil automatique au long canon du guérillero.
— Il se dirige vers notre immeuble, murmura Ruth, et la terreur perçait dans sa voix.
William la serra plus fort contre lui tout en faisant mentalement l’inventaire de ce qui, dans l’appartement, pourrait servir d’arme. Devant un fusil d’assaut, cela n’allait pas très loin.
— Mais il titube ! s’exclama-t-il.
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