Les trois autres se tournèrent vers David.
— Le Dr Cobb a suggéré que nous investissions le maximum possible des bénéfices de la colonie dans la création de nouveaux villages de l’espace qui essaimeront dans le système solaire pour rechercher des matières premières, prospecter les ressources naturelles et développer les industries spatiales. Les calculs préliminaires que nous avons effectués montrent que si nous investissons ainsi soixante-quinze pour cent de nos futurs profits, cela accroîtra le produit global brut de la Terre de quelque chose comme cinquante milliards de dollars par an.
— Soixante-quinze pour cent des profits ! s’étrangla al-Hachémi.
— Oui. Nous pourrons accélérer de la sorte la construction de satellites solaires qui alimenteront en énergie les pays de l’hémisphère sud et nous mettrons simultanément de nouvelles communautés sur pied. L’objectif est de faire bénéficier tous les peuples de la Terre des immenses richesses du système solaire.
— Mais le directoire n’acceptera jamais d’immobiliser une part aussi importante de ses capitaux.
— Il le faudra pourtant bien parce que, autrement, Île Un se proclamera nation indépendante et demandera à être reconnue membre de l’organisation du G.M. comme l’ont fait les pionniers de la Lune pour Séléné.
Al-Hachémi fit mine de se lever mais il se rassit, visiblement fort mécontent.
— C’est du chantage !
David sourit.
— Île Un rapportera encore de coquets bénéfices au directoire. Mais la colonie cherche autre chose que le profit. Notre but est de faire en sorte que tous les habitants de la Terre connaissent la même prospérité et la même sécurité que nous.
— Ça, c’est l’idée de Cobb. Les colons n’en savent encore rien.
— Rassurez-vous, cela ne tardera pas. Comment voteront-ils quand la question leur sera posée, à votre avis ?
Al-Hachémi garda le silence.
Ce fut au tour d ’El Libertador d’intervenir :
— Comme vous l’avez dit, mon jeune ami, il nous faut conclure cette conférence. J’estime que nous avons abouti à des résultats importants bien qu’il reste encore beaucoup à faire.
Bowéto se mit debout et lui tendit la main.
— Je suppose que vous allez être élevé au rang de membre du conseil exécutif.
— N’y a-t-il pas un moyen pour que je disparaisse discrètement ? demanda Villanova à l’Africain en lui secouant la main avec un sourire lugubre. Franchement, la politique n’est pas mon fort.
Bowéto lui sourit en retour.
— Je ne crois pas. Que cela vous plaise ou non, vous êtes maintenant dans la politique jusqu’à la fin de vos jours, colonel. Vous me remplacerez tôt ou tard au fauteuil de président.
El Libertador le dévisagea avec atterrement.
— Une pareille idée ne me viendra jamais.
— Je n’en doute pas mais elle viendra à l’esprit de vos amis. Et, en définitive, vous serez bien obligé de faire ce qu’il faudra faire.
Villanova se laissa choir dans son fauteuil et passa la main dans ses cheveux gris.
— Eh bien, formulons au moins le vœu que nous pourrons nous opposer pacifiquement.
— Pacifiquement, répéta Bowéto en hochant la tête.
Le cœur joyeux, David sortit de la petite salle de conférences privée et regagna d’un pas vif le bureau du Dr Cobb dont il avait fait son quartier général en attendant que le vieil homme quitte l’hôpital.
Il évita la salle d’observation, cet œil d’insecte auquel rien n’échappait, où Cobb passait des journées entières. Ce n’était pas le genre de David. Il n’avait qu’un seul désir : finir d’expédier les affaires courantes et se retrouver dehors, loin de la bureaucratie, des rapports et de la politique. Il comprenait les sentiments d ’El Libertador. Est-ce que je serai prisonnier de tout cela jusqu’à la fin de mon existence, moi aussi ? se demandait-il.
Evelyn l’attendait, installée sur l’un des divans bas de la salle d’attente silencieuse, à la moquette moelleuse. Il ne fut pas autrement surpris de la voir.
— Ça y est, dit-il tandis que la porte se refermait derrière lui avec un déclic. La conférence est terminée. En fait, ils ne sont pas tombés d’accord sur grand-chose — sauf pour mettre un terme à la violence.
— C’est déjà un commencement.
— Ce sera peut-être suffisant, fit-il en s’asseyant à côté d’Evelyn. Peut-être…
Evelyn portait une robe moirée couleur d’aigue-marine en soie de fabrication locale qui mettait son teint en valeur. Déjà, les rides qui marquaient son visage après ces mois de tension s’effaçaient. Elle sourit mais sa curiosité professionnelle reprit le dessus :
— Croyez-vous qu’ils publieront un communiqué pour la presse ?
— C’est prévu mais, si vous voulez, je me fais fort de vous obtenir des interviews exclusives de Bowéto et d ’El Libertador avant leur départ.
— Vous parlez si je veux !
— Vous bénéficierez d’une situation privilégiée, vous savez. Vous êtes la seule journaliste à avoir couvert le coup de force des terroristes.
L’expression d’Evelyn s’assombrit insensiblement.
— J’étais avec le commando. On ne me cherchera pas noise, j’espère ?
— Absolument pas. El Libertador a obtenu que le Gouvernement mondial s’engage à décréter une amnistie générale.
— Pour une nouvelle, c’est une nouvelle ! Si je n’étais pas sur la liste noire…
— Sur Île Un, vous n’y êtes pas. Vous n’aurez qu’à dicter votre papier à partir d’ici. Toutes les rédactions de la Terre se jetteront dessus. À vous la gloire !
Elle s’étreignit les mains.
— Mon Dieu ! Mais c’est fantastique, David !
— D’ailleurs, vos comptes rendus sur l’opération du P.R.U. et sur la conférence vous feront n’importe comment rayer de la liste noire. Mais à quoi bon vous inquiéter de cela ? Pourquoi ne resteriez-vous pas sur Île Un ?
— Non, répondit-elle précipitamment. Je ne peux pas.
— Cobb vous a expulsée pour que je me lance à vos trousses, lui expliqua-t-il. Il ne verra pas…
— Mais pendant que vous étiez à mes trousses, vous avez rencontré Shéhérazade.
— C’est vrai, murmura David après un instant d’hésitation.
— Et vous êtes amoureux d’elle.
— J’ai peut-être tort mais… oui, je le suis.
Evelyn ne parvint pas tout à fait à conserver son impassibilité et son expression fit mal à David.
— Île Un est grande. Il n’y a pas de raison pour que vous n’y restiez pas à demeure si…
Elle le coupa :
— Si, pour moi, il y en a une. Je crains que la colonie ne soit pas assez grande pour nous deux, justement.
— Je suis désolé, balbutia-t-il faute de trouver une meilleure formule.
— Pourquoi ? Ce n’est pas votre faute. Personne n’y est pour rien. (Elle se força à sourire gaiement.) D’ailleurs, je crois que je ne me sentirais jamais à mon aise dans un monde à l’envers. J’ai besoin de voir le ciel au-dessus de ma tête et une vraie ligne d’horizon.
David opina en silence.
— Croyez-vous pouvoir vous arranger pour me faire regagner Messine à bord de la navette où embarqueront les délégués ? Ce serait possible ?
— Je verrai ça.
Ils bavardèrent encore un moment mais, au vif soulagement de David, Evelyn ne tarda pas à mettre fin à la conversation en se levant et en se dirigeant vers la porte. Pendant quelques secondes pénibles, il resta les bras ballants. Que faire ? Lui serrer la main ? La prendre dans ses bras ? Ou éviter tout contact physique ? Elle résolut le problème en se dressant sur la pointe des pieds et en lui piquant un baiser sur les lèvres.
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