— Elle est passée de mes bras dans les siens.
— Tu l’as donc connue ?
J’étais éberlué.
Il eut un sourire triste.
— Plus d’une fois. Au moment de l’extase, ses ailes battent comme feuilles dans la tempête.
Je me cramponnai à la balustrade du parapet de crainte de dégringoler et de m’écraser dans la cour. Les étoiles tournoyaient vertigineusement, la vieille lune et ses deux suivantes sans visage faisaient des bonds saccadés dans le ciel. J’étais bouleversé sans comprendre entièrement, toutefois, la cause de mon émoi. Était-ce de la colère contre l’Elfon qui avait osé violer le canon de la loi ? Ou la manifestation de mes sentiments pseudo-paternels envers Avluela ? Ou étais-je simplement jaloux de ce Gormon qui avait eu l’audace de commettre un crime hors de ma portée mais nullement de mes désirs ?
— On pourrait pour cela te griller la cervelle et laminer ton âme. Et voilà que tu fais de moi ton complice !
— Et alors ? Le prince ordonne et il est obéi. Mais il y en a eu d’autres avant lui. J’avais besoin de parler de ça à quelqu’un.
— Tais-toi !
— La reverrons-nous ?
— Les princes se lassent vite de leurs maîtresses. D’ici quelques jours, peut-être même après une seule nuit, il la chassera et nous la rendra. Et nous devrons sans doute alors quitter l’hôtellerie. Au moins, ajoutai-je en soupirant, au moins aurons-nous logé plus longtemps que nous ne le méritions.
— Et où iras-tu ?
— Je compte rester quelque temps à Roum.
— Et dormir à la belle étoile ? Les Guetteurs n’ont pas l’air d’être très demandés, ici.
— Je me débrouillerai. Plus tard, il est possible que j’aille à Perris.
— Pour t’instruire auprès des Souvenants ?
— Pour voir Perris. Et toi ? Qu’est-ce qui t’intéresse à Roum ?
— Avluela.
— Cesse de parler de cela !
— Fort bien, fit-il avec un sourire amer. Mais j’attendrai que le prince soit fatigué d’elle. Alors, elle sera mienne et nous nous arrangerons pour subsister. Les hors-confrérie ne manquent pas d’ingéniosité. Dame ! ils sont bien forcés ! On restera peut-être quelque temps en jouant les squatters et on ira avec toi à Perris… si tu acceptes de voyager en compagnie d’un monstre et d’une Volante perfide.
Je haussai les épaules.
— Nous en reparlerons le moment venu.
— As-tu déjà eu l’occasion de fréquenter des Elfons ?
— Rarement. Et pas longtemps.
— Tu me vois très honoré. (il pianota sur la balustrade.) Ne me lâche pas, Guetteur. J’ai mes raisons pour vouloir demeurer en ta compagnie.
— Lesquelles ?
— Je veux voir la tête que tu feras quand tes appareils t’avertirent que l’invasion de la Terre est commencée.
Je m’affaissai sur moi-même, le dos voûté.
— Eh bien, tu n’es pas près de me quitter.
— Tu ne crois pas que l’invasion est imminente ?
— Elle se produira un jour. Mais pas de sitôt.
Il pouffa.
— Tu te trompes. L’envahisseur est pour ainsi dire déjà là.
— Tu n’es pas drôle.
— Que t’arrive-t-il, Guetteur ? As-tu perdu la foi ? On sait depuis mille ans qu’une autre race convoite la Terre qui lui appartient par traité et qu’elle viendra tôt ou tard réclamer son dû. C’est ce qui a été décidé à la fin du second cycle, en tout cas.
— Je sais tout cela bien que je ne sois pas un Souvenant. (Brusquement, je me tournai vers lui et des paroles que je n’avais jamais imaginé que je prononcerais à haute voix jaillirent de ma bouche :) Pendant une durée égale à deux fois ton existence, Elfon, je me suis mis à l’écoute des étoiles et j’ai vigilé. Une chose que l’on fait si souvent finit par perdre son sens. Répète dix mille fois ton propre nom et ce n’est plus alors qu’un son vide et creux. J’ai vigilé, et bien vigilé, mais parfois, au cœur de la nuit, je songe que je veille pour rien, que j’ai gâché ma vie. La Vigile a ses joies mais elle n’a peut-être pas de signification réelle.
Il me saisit par le poignet.
— Cette confession est aussi scandaleuse que l’aveu que je t’ai fait tout à l’heure. Garde ta foi, Guetteur. L’invasion est proche !
— Comment peux-tu le savoir ?
— Les hors-confrérie ont leurs petits talents, eux aussi.
Ces propos me troublaient.
— Est-il pénible d’être sans confrérie ?
— On s’y habitue. Et l’absence de statut personnel est compensée par une certaine liberté. Je peux parler librement à tout le monde.
— Je m’en aperçois.
— Je me déplace à ma guise. Je suis toujours assuré d’avoir de la nourriture et un logement, même si la nourriture est pourrie et le logement insalubre. J’attire les femmes en dépit de tous les interdits — ou à cause d’eux, peut-être. Je ne suis pas rongé par l’ambition.
— Tu n’as jamais aspiré à t’élever au-dessus de ta condition ?
— Jamais.
— Tu serais sans doute plus heureux si tu étais un Souvenant.
— Je suis heureux tel que je suis. Je puis avoir toutes les satisfactions des Souvenants sans assumer leurs responsabilités.
— Quelle suffisance ! m’écriai-je. Faire de la non-appartenance aux confréries une vertu !
— Comment supporter autrement le poids de la Volonté ? (Il tourna son regard vers le palais.) L’humble s’élève et le puissant tombe. Considère ces mots comme une prophétie, Guetteur : ce prince plein de vigueur aura reçu une bonne leçon avant l’été. Je lui crèverai les yeux pour le punir d’avoir pris Avluela.
— Tu n’y vas pas de main-morte. Ce soir, c’est la trahison qui parle par ta bouche.
— Je te répète que c’est une prophétie.
— Tu ne pourras jamais t’approcher suffisamment de lui. (Agacé d’avoir pris ces sottises au sérieux, j’ajoutai :) Et qu’as-tu à lui reprocher ? Il ne fait que ce que font les princes. C’est à elle que tu devrais reprocher de l’avoir rejoint. Elle aurait pu refuser.
— Pour qu’il lui fasse couper les ailes ou qu’il la tue. Non, elle n’avait pas le choix. Moi, si !
Brusquement, dans un geste terrible, l’Elfon lança en avant un pouce et un index désarticulés et crochus, faisant mine de les enfoncer dans une paire d’yeux imaginaires :
— Attends. Tu verras !
Deux Chronomanciens apparurent dans la cour. Ils installèrent les appareillages de leur confrérie et allumèrent les cierges permettant de déterminer de quoi serait fait le lendemain. Une fumée blême à l’odeur écœurante monta à mes narines. Je n’eus, soudain, plus envie de poursuivre la conversation.
— Il se fait tard. J’ai besoin de me reposer et il va bientôt falloir que je prenne ma veille.
— Veille avec attention, me répondit Gormon.
Cette nuit, dans ma chambre, lorsque j’accomplis la quatrième et dernière Vigile de cette longue journée, je détectai pour la première fois de ma vie une anomalie. Mais j’étais incapable de l’interpréter. C’était une sensation obscure, un mélange de saveurs et de sons, l’impression d’un contact avec une masse colossale. Soucieux, je demeurai beaucoup plus longtemps que d’habitude à l’écoute mais ce que je percevais ne fut pas plus clair à la fin de la séance qu’au commencement.
Quand j’en eus terminé, je me pris à réfléchir aux obligations de ma charge.
Dès l’enfance, on inculque aux Guetteurs qu’il faut donner rapidement l’alarme et le Guetteur la lance s’il juge que le monde est en danger. Devais-je donc prévenir les Défenseurs ? Au cours de mon existence, l’alarme avait été donnée à quatre reprises et, chaque fois, ç’avait été une fausse alerte. Les Guetteurs qui avaient provoqué une mobilisation pour rien l’avaient payé cher. L’un d’eux avait fait le don de son cerveau aux banques mémorielles. Un autre était devenu neutre par mortification. Le troisième avait brisé ses instruments et rejoint les hors-confrérie. Quant au dernier, il avait en vain tenté de continuer dans la même profession et s’était aperçu qu’il était un objet de risée pour tous ses collègues. Pour ma part, je ne voyais aucune raison d’accabler celui qui avait lancé une fausse alerte. Mieux vaut qu’un Guetteur lance l’alarme trop tôt que trop tard. Mais c’étaient là les coutumes de notre confrérie et elles me liaient.
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