Je m’abstins de demander à Avluela ce qui s’était passé dans le palanquin du prince pour que nous échoie tant de munificence. Je l’imaginais sans peine, tout comme Gormon dont la fureur intérieure qu’il avait toutes les difficultés du monde à refouler trahissait l’amour inavoué qu’il portait à ma délicate et pâle petite Volante.
Nous nous installâmes. Je plaçai ma carriole à côté de la fenêtre drapée de mousseline, prête pour ma prochaine veille, et me lavai tandis que des entités incorporées dans le mur me chantaient des mélodies apaisantes. Après quoi, je me restaurai. Un peu plus tard, Avluela, rafraîchie et reposée, vint me rejoindre et nous parlâmes de nos diverses expériences. Gormon ne se montra pas avant des heures et je me pris à penser qu’il avait tout bonnement quitté l’hôtellerie, trouvant son atmosphère trop raffinée, pour chercher compagnie parmi les hors-confrérie de son espèce. Mais, au crépuscule, lorsque je sortis avec Avluela dans le cloître de l’établissement et gravis une rampe dans l’intention de voir les étoiles s’allumer dans le ciel de Roum, je tombai sur lui. Il était en train de bavarder à mi-voix avec un individu efflanqué au visage émacié portant l’écharpe des Souvenants.
Il m’adressa un signe de tête.
— Je te présente mon nouvel ami, Guetteur.
L’autre tirailla son écharpe.
— Je suis le Souvenant Basil, psalmodia-t-il d’une voix pas plus épaisse que ne l’eût été une fresque décollée. J’arrive de Perris pour exhumer les mystères de Roum. J’y demeurerai bien des années.
— Le Souvenant a de belles histoires à raconter, fit Gormon. Il compte parmi les plus éminents maîtres de sa confrérie. Il était justement en train de m’expliquer les méthodes grâce auxquelles se révèle le passé. On creuse une tranchée à travers les strates des dépôts du troisième cycle et à l’aide de trépans aspirants, on prélève les molécules de terre jusqu’à dénuder les anciennes couches sous-jacentes.
— Nous avons retrouvé les catacombes de la Roum impériale, précisa Basil, et les décombres du temps du Grand Bouleversement, les livres écrits sur des lames de métal blanc que l’on composait vers la fin du second cycle. Tous ces spécimens seront expédiés à Perris pour y être examinés, classés et déchiffrés. Ils seront restitués ensuite. Le passé t’intéresse, Guetteur ?
— Jusqu’à un certain point. Cet Elfon ici présent, ajoutai-je en souriant, se passionne beaucoup plus que moi pour l’histoire, à tel point que je doute parfois de son orthodoxie. Saurais-tu reconnaître un Souvenant déguisé ?
Basil scruta longuement le faciès bizarre et la musculature exagérée de Gormon.
— Ce n’est pas un Souvenant, déclara-t-il enfin, mais je conviens qu’il a le goût de l’Antiquité. Il m’a posé nombre de questions pénétrantes.
— Par exemple ?
Il désire connaître l’origine des confréries. Il m’a demandé comment s’appelait le chirurgien génétique qui a créé les premiers Volants de souche pure. Il voudrait savoir pourquoi les Elfons existent et s’il est vrai que pèse sur eux la malédiction de la Volonté.
— Et tu connais les réponses à ces questions ?
— A quelques-unes.
— L’origine des confréries ?
— Leur raison d’être était de donner une armature et une signification à une société vaincue et désintégrée. A la fin du second cycle, tout allait à vau-l’eau. La Terre était occupée par des extra-terrestres méprisants qui nous considéraient comme du néant. La nécessité se fit alors sentir d’instituer des cadres de référence fixes grâce auxquels un homme serait en mesure de déterminer sa valeur par rapport à un autre homme. Ainsi apparurent les premières confréries : les Dominateurs, les Maîtres, les Marchands, les Propriétaires, les Vendeurs et les Serviteurs. Vinrent ensuite les Scribes, les Musiciens, les Clowns et les Transporteurs. Dès lors, les Coteurs s’avérèrent indispensables, de même que les Guetteurs et les Défenseurs. Quand les Années de la Magie eurent engendré les Volants et les Elfons, ces deux confréries s’ajoutèrent aux autres. Enfin, il y eut les hors-confrérie et les neutres de sorte que…
Avluela l’interrompit :
— Mais les Elfons sont aussi des hors-confrérie, voyons !
Le Souvenant la regarda pour la première fois.
— Qui es-tu, mon enfant ?
— Avluela, de la confrérie des Volants. Je voyage avec ce Guetteur et cet Elfon.
— Comme je le disais à l’Elfon ici présent, reprit Basil, ceux de son espèce constituaient originellement une confrérie de plein droit. Celle-ci fut dissoute il y a mille ans sur ordre du conseil des Dominateurs à la suite d’une tentative manquée faite par une fraction d’Elfons dévoyés pour s’emparer des lieux saints de Jorslem. Depuis, les Elfons sont hors-confrérie. Ils ont seulement le pas sur les neutres.
— Je ne savais pas cela, dis-je.
— Tu n’es pas un Souvenant, répliqua Basil d’un air avantageux. Dévoiler le passé est notre vocation.
— Il est vrai.
— Et combien y a-t-il de confréries aujourd’hui ? s’enquit Gormon.
— Une centaine au bas mot, répondit vaguement Basil mortifié. Certaines très petites, d’autres purement locales. Je m’intéresse exclusivement aux confréries primordiales et à celles qui leur ont immédiatement succédé. Ce qui s’est passé durant les derniers cycles n’est pas de notre compétence. Veux-tu que je me renseigne ?
— Aucune importance. C’était une question oiseuse.
— Tu es doué d’une curiosité dévorante.
— Je trouve le monde et tout ce qu’il contient extrêmement captivant. Est-ce mal ?
— C’est étrange. Les hors-confrérie lèvent rarement les yeux au delà de leur horizon limité.
Sur ces entrefaites un Serviteur survint et, avec un respect teinté de mépris, il fit une génuflexion devant Avluela.
— Le prince est de retour, lui dit-il. Il souhaite ta compagnie. Mais au palais, cette fois.
Une lueur d’effroi s’alluma dans les yeux d’Avluela. Mais refuser l’invitation était impensable.
— Dois-je te suivre ?
— S’il te plaît. Revêts une robe de cérémonie et parfume-toi. Le prince veut aussi que tu te présentes à lui ailes ouvertes.
Elle acquiesça et s’éloigna sur les talons du Serviteur.
Nous restâmes encore un moment à deviser. Le Souvenant Basil évoquait la Roum des jours anciens, je l’écoutais, Gormon fouillait l’obscurité du regard. Enfin, la gorge sèche, le Souvenant s’excusa et se retira avec solennité. Quelques instants plus tard, une porte s’ouvrit dans la cour juste au-dessous de nous et Avluela en émergea. Elle marchait comme si c’était à la confrérie des Somnambules et non à celle des Volants qu’elle appartenait. Elle était nue sous des voiles transparents et son corps fragile luisait d’un éclat blême et fantomatique sous les étoiles. Ses ailes déployées palpitaient faiblement dans un triste mouvement de systole et de diastole. Les deux Serviteurs qui la tenaient par le coude avaient l’air d’entraîner vers le palais une copie onirique d’elle-même et non une femme réelle.
— Envole-toi, Avluela ! gronda Gormon. Fuis pendant que tu le peux encore !
Elle disparut à l’intérieur du palais.
L’Elfon se tourna vers moi :
— Elle s’est vendue au prince pour que nous ayons un toit.
— C’est ce qu’il semble.
— Je raserais bien ce palais !
— Tu l’aimes ?
— Ça doit se voir.
— Guéris-toi de cet amour, lui conseillai-je. Tu es un homme hors du commun mais il n’en demeure pas moins qu’une Volante n’est pas pour toi. Surtout une Volante qui a partagé le lit du prince de Roum.
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