Quand j’émergeai de ma transe, j’entendis une voix hautaine.
— … au prince de Roum ! Faites place au prince de Roum !
Je clignai des yeux, retins mon souffle et m’efforçai de chasser les derniers vestiges de ma concentration. Un palanquin chamarré d’or que portait une phalange de neutres était sorti de la partie arrière du palais et avançait le long de la nef, droit sur moi, flanqué de quatre hommes arborant les somptueux atours et les masques brillants de la confrérie des Maîtres et précédé par un trio d’Elfons trapus et larges d’épaules dont le larynx avait été modifié de façon à reproduire la structure de la gorge du crapaud-buffle. Ils émettaient à chaque pas un majestueux appel de trompette. Je trouvai fort singulier qu’un prince eût à son service des Elfons, même aussi talentueux que ceux-là.
Mon véhicule était en travers du chemin de ce resplendissant cortège. Je me hâtai de le refermer et de le pousser de côté avant que la procession arrive à ma hauteur. Comme j’étais là à tâtonner avec une gaucherie croissante, les Elfons imbus de leur suffisance s’approchèrent à tel point que leurs barrissements étaient assourdissants et Gormon fit mine de vouloir me prêter main-forte, m’obligeant à lui souffler qu’il était interdit à toute personne étrangère à ma confrérie de toucher mes équipements. Je le repoussai. Un instant plus tard, une avant-garde de neutres se rua sur moi dans l’intention évidente de me faire dégager à coups de fouet.
— Au nom de la Volonté, je suis un Guetteur ! m’écriai-je.
Alors, comme une antienne, une voix profonde, sereine, énorme laissa tomber.
— Qu’on le laisse. C’est un Guetteur.
Tout mouvement cessa. Le prince de Roum avait dit.
Les neutres reculèrent. Les Elfons se turent. Les porteurs déposèrent le palanquin à terre. Tous ceux qui se trouvaient dans la nef avaient fait place nette sauf Gormon, Avluela et moi-même. Les miroitants rideaux de mailles de la litière s’écartèrent. Deux Maîtres bondirent et tendirent la main à travers la barrière sonique pour aider leur monarque. La barrière se dissipa avec une plainte bourdonnante.
Le prince de Roum apparut.
Qu’il était jeune ! Ce n’était qu’un adolescent aux cheveux noirs et touffus, au visage lisse. Mais il était né pour régner et, malgré sa jeunesse, il émanait de lui une autorité sans égale. Ses lèvres étroites étaient comme un fil, son nez aquilin acéré et agressif, ses yeux froids étaient des lacs sans fond. Il portait le costume orfévré de la confrérie des Dominateurs, la croix à double barre des Défenseurs incisait sa joue et il avait autour du cou l’écharpe noire des Souvenants. Un Dominateur peut s’inscrire à autant de confréries qu’il veut et il serait insolite qu’un Dominateur ne soit pas aussi un Défenseur mais j’étais stupéfait que le prince fût également un Souvenant. En principe, les violents n’appartiennent pas à cette confrérie.
Il me considéra avec un intérêt mitigé et dit :
— Tu as choisi un endroit singulier pour faire Vigile, vieil homme.
— C’est l’heure qui choisit le lieu, sire, répondis-je. Je ne pouvais savoir que vous deviez sortir.
— Ta veille ne t’a pas fait déceler d’ennemis ?
— Aucun, sire.
Je me préparai à saisir l’occasion aux cheveux, à profiter de l’apparition imprévue du prince pour implorer son aide mais le peu d’intérêt qu’il me portait déjà mourut comme s’éteint une bougie fondue et je n’osai me rappeler à son attention lorsqu’il tourna la tête. Il dévisagea Gormon quelques instants en fronçant les sourcils et en se tiraillant le menton. Puis son regard se posa sur Avluela. Ses yeux étincelèrent, sa mâchoire frémit, ses narines délicates se dilatèrent.
— Approche ici, petite Volante, ordonna-t-il en lui faisant signe d’avancer. Es-tu une amie de ce Guetteur ?
Avluela, terrifiée, fit oui de la tête.
Le prince allongea le bras, l’empoigna et la hissa sur le palanquin. Puis avec un sourire si maléfique qu’on aurait dit la caricature de la perversité, le jeune Dominateur l’attira derrière le rideau. Instantanément, deux Maîtres rétablirent la barrière sonique. Mais la procession ne se remit pas en marche. Je restai là, muet. Gormon était pétrifié, son corps musclé aussi rigide qu’un bout de bois. Je tirai ma charrette un peu à l’écart. De longues minutes s’écoulèrent. Les courtisans silencieux affectaient discrètement de ne pas regarder du côté du palanquin. Enfin, le rideau s’écarta à nouveau. Avluela sortit en chancelant. Son visage était pâle et ses paupières battaient à petits coups rapides. Elle avait l’air hébété. Ses joues marbrées de traînées de sueur luisaient. Elle manqua de tomber mais un neutre la rattrapa et la poussa à bas du palanquin. Ses ailes partiellement dressées sous sa tunique la rendaient bossue et me disaient combien était grande sa détresse. Elle nous rejoignit d’un pas titubant, tremblante, sans dire un mot, me lança un bref coup d’œil et se précipita sur la large poitrine de Gormon.
Les porteurs soulevèrent le palanquin et le prince de Roum sortit de son palais.
Quand il fut parti, Avluela balbutia d’une voix rauque :
— Le prince nous a autorisés à loger à l’hôtellerie royal !
Les hôteliers ne nous crurent naturellement pas.
Les invités du prince étaient logés à l’hôtellerie royale située au milieu d’un petit jardin de gélivelles et de fougères fleuries derrière le palais. Les clients habituels de l’établissement étaient des Maîtres ou, occasionnellement, des Dominateurs. Parfois, un Souvenant particulièrement important en mission de recherche y obtenait un gîte — ou un Défenseur de haut rang effectuant une inspection à but stratégique. Admettre un Volant dans une hôtellerie royale était franchement insolite. Y accueillir un Guetteur était une éventualité improbable. Mais qu’une hôtellerie royale ouvre ses portes à un Elfon ou à un quelconque hors-confrérie était inconcevable. Aussi, quand nous nous présentâmes, fûmes-nous reçus par des Serviteurs qui, d’abord, rirent bien fort de la plaisanterie. Mais leur bonne humeur céda la place à l’irritation, puis au mépris.
— Allez-vous-en, pouilleux ! Canailles ! nous signifièrent-ils.
— Le prince nous a accordé son hospitalité, riposta Avluela d’une voix grave. Vous ne pouvez nous mettre à la porte.
— Arrière ! Arrière !
Un Serviteur aux dents proéminentes brandit une neurotrique sous le nez de Gormon, accompagnant son geste d’une remarque ordurière à propos des sans-confrérie. Mon compagnon lui arracha son arme sans que le douloureux picotement le fît sourciller et en frappa en plein ventre le Serviteur qui se plia en deux et s’écroula en vomissant. Aussitôt, toute une équipe de neutres se ruèrent hors de l’hôtellerie. Gormon s’empara d’un autre Serviteur et le projeta sur eux, semant la confusion dans leurs rangs. Les hurlements et les jurons attirèrent l’attention d’un vénérable Scribe qui sortit en se dandinant sur le pas de la porte, réclama le silence et nous interrogea.
— C’est facile à vérifier, laissa-t-il tomber quand Avluela lui eut raconté notre histoire. Envoie une pensée aux Coteurs, ajouta-t-il sur un ton dédaigneux à l’adresse d’un Serviteur. Et vite !
Au bout du compte, tout fut éclairci et nous pûmes entrer. On nous donna des chambres séparées mais communicantes. Je n’avais jamais connu un pareil luxe et peut-être ne le connaîtrai-je jamais plus de nouveau. Les chambres étaient longues, hautes et profondes. On y pénétrait en empruntant un puits télescopique réglé sur le dégagement calorique de l’utilisateur afin de protéger son intimité. Des luminaires s’allumaient au moindre signe de tête car des spicules de lumière-esclave importés d’un des mondes de l’Étoile Filante et entraînés par la méthode de la douleur à obéir à cet ordre étaient suspendus dans des globes plafonniers ou placés dans de petites coupes. Les fenêtres apparaissaient et disparaissaient selon le bon plaisir de l’occupant. Quand elles n’étaient pas en service, elles étaient dissimulées derrière des serpentins diaphanes dotés d’une quasi-sensibilité d’origine extra-terrestre qui, outre leur fonction décorative, étaient aussi des moniteurs produisant de délicieux parfums selon le mélange demandé. Les chambres étaient équipées de bonnets à pensées individuels connectés aux principales banques mémorielles. Ils étaient de même munis de câbles permettant d’appeler des Serviteurs, des Scribes, des Coteurs ou des Musiciens si l’on en avait envie. Bien entendu, un homme appartenant à une confrérie aussi humble que la mienne n’aurait jamais eu l’idée d’utiliser ainsi d’autres humains, de crainte de s’attirer leurs foudres. D’ailleurs, je n’avais guère besoin de tels services.
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