Il sourit et se tourna vers Avluela.
— A ton tour, maintenant.
La petite Volante, visiblement effrayée, s’approcha de la Bouche. Sa main mignonne tremblait quand elle la glissa entre les froides surfaces de pierre et il me fallut me raidir pour ne pas me précipiter et l’arracher à ce diabolique mufle grimaçant.
— Qui va l’interroger ?
— Moi, dit Gormon.
Les ailes d’Avluela tressaillaient faiblement sous son vêtement. Elle pâlit, ses narines palpitèrent, sa lèvre supérieure retomba sur sa lèvre inférieure. Défaillante, elle s’appuyait au mur en regardant fixement avec horreur l’extrémité de son bras. A l’extérieur du renfoncement, des visages flous nous observaient, remuant les lèvres pour manifester, sans doute, leur impatience car nous nous attardions trop longuement mais nous n’entendions rien. L’air qui nous environnait était tiède et gluant, imprégné de relents de moisi comme s’il montait d’un puits plongeant à travers le Temps.
— Cette nuit, commença Gormon d’une voix lente, tu as laissé le prince de Roum posséder ton corps. Auparavant, tu t’étais donnée à l’Elfon Gormon bien que les lois et les coutumes interdisent de telles liaisons. Bien avant cela, tu t’étais unie à un Volant, aujourd’hui décédé. Il se peut que tu aies connu d’autres hommes mais je ne sais rien d’eux et cela est sans rapport avec ma question. Dis-moi ceci, Avluela : lequel de ces trois hommes t’a-t-il apporté le plaisir physique le plus intense ? Lequel a éveillé en toi l’émotion la plus profonde ? Lequel des trois prendrais-tu si tu devais choisir un conjoint ?
Je me préparais à protester parce que l’Elfon avait posé trois questions au lieu d’une, s’arrogeant ainsi déloyalement un avantage mais je ne pus rien objecter car Avluela, la main engagée dans la Bouche de Vérité, répondit avec assurance :
— Le prince de Roum m’a fait connaître un plaisir physique que je n’avais encore jamais éprouvé mais il est dur et cruel, et je le méprise. J’ai aimé le Volant mort plus que quiconque, avant ou après, mais il était faible et je n’aurais pas voulu d’un faible pour compagnon. Quant à toi, Gormon, tu es presque un étranger pour moi, même maintenant. Il me semble que je ne connais ni ton corps ni ton âme. Et pourtant, si large soit le fossé qui nous sépare, c’est avec toi que je voudrais finir mes jours.
Elle sortit sa main de la Bouche.
— Bien parlé ! lança Gormon, quoique les précisions d’Avluela l’eussent blessé tout autant qu’elles l’avaient satisfait. Tu deviens brusquement éloquente quand les circonstances l’exigent, hein ? A présent, à moi de risquer ma main.
Il s’avança vers la Bouche.
— Tu as formulé les deux premières questions, dis-je. Veux-tu aller jusqu’au bout et poser aussi la troisième ?
— Sûrement pas. (Il eut un geste négligent de sa main libre.) Éloignez-vous tous les deux et mettez-vous d’accord sur une question commune.
Nous conférâmes, Avluela et moi. Avec un empressement que je ne lui connaissais pas, la Volante suggéra une question et comme c’était précisément celle que j’avais moi-même en tête, j’approuvai et lui dis de la poser.
— Gormon, quand nous étions devant le globe représentant le monde, je t’ai demandé de me montrer l’endroit où tu es né. Tu as répondu qu’il n’était pas porté sur la carte. J’ai trouvé cette réponse très étrange. Alors, voici la question : es-tu vraiment ce que tu prétends être, un Elfon qui parcourt la planète ?
— Non, répondit Gormon.
En un sens, ce non correspondait à la question telle qu’Avluela l’avait formulée mais il allait de soi que c’était insuffisant et, la main toujours enfoncée dans la Bouche de Vérité, il poursuivit : « Je ne t’ai pas montré mon lieu de naissance sur le globe parce que je ne suis pas né sur la Terre mais sur une planète appartenant à une étoile dont je ne peux dire le nom. Je ne suis pas un Elfon dans le sens que vous donnez à ce mot bien que j’en sois un dans une certaine mesure puisque je porte un déguisement et que mon aspect physique est différent sur mon monde natal. Il y a dix ans que je suis ici.
— Pour quelle raison es-tu venu sur la Terre ? lui demandai-je.
— Je ne suis tenu de répondre qu’à une seule question. Néanmoins, ajouta-t-il avec un sourire, j’accepte de satisfaire ta curiosité. J’ai été envoyé sur la Terre en qualité d’observateur militaire afin de préparer l’invasion que tu guettes depuis si longtemps et à laquelle tu as cessé de croire. A présent, quelques heures seulement vous séparent de l’assaut.
— Tu mens ! m’écriai-je. Tu mens !
Il éclata de rire. Et retira sa main intacte de la Bouche de Vérité.
L’esprit en déroute, je m’enfuis de la sphère miroitante avec ma carriole et mes instruments. Il faisait froid et sombre dans la rue. La nuit était tombée d’un seul coup comme c’est le cas en hiver. La neuvième heure approchait. Ce serait très bientôt le moment de la Vigile.
Les paroles railleuses de Gormon roulaient avec un bruit de tonnerre dans ma tête. Il avait tout machiné. Il nous avait manœuvrés pour nous conduire à la Bouche de Vérité, il m’avait arraché l’aveu que j’avais perdu la foi en ma mission et avait extorqué une autre confession à Avluela. Il nous avait impitoyablement et délibérément donné des renseignements qu’il n’avait pas besoin de révéler en employant des mots calculés pour m’atteindre droit au cœur.
La Bouche de Vérité était-elle une imposture ? Avait-il pu mentir et s’en sortir indemne ?
Jamais depuis que j’avais commencé ma tâche je n’avais vigilé avant l’heure fixée. Mais les réalités étaient en train de s’écrouler et je ne pouvais attendre que sonne la neuvième heure. Ployant le dos dans le vent, j’ouvris la carriole, ajustai mes instruments et m’immergeai dans la vigilance comme un plongeur.
Ma conscience amplifiée se rua vers les étoiles.
Tel un dieu, je parcourais l’infini. Je ressentais l’impact du vent solaire mais, n’étant pas un Volant, je n’avais pas à craindre que cette pression me détruise et je dépassai à une vitesse foudroyante les particules de lumière en courroux pour m’enfoncer dans les ténèbres au delà de l’empire du soleil. Au-dessous de moi pulsait une pression différente.
Des astronefs approchaient.
Ce n’étaient pas des vaisseaux de ligne chargés de touristes avides de contempler notre monde déchu. Ce n’étaient pas des navires marchands dûment immatriculés, ni des unités laboratoires qui prélèvent la poussière interstellaire, ni des plates-formes de plaisance en orbite hyperbolique.
C’étaient des nefs militaires — noires, étrangères, menaçantes. Impossible de dire combien il y en avait. Je savais seulement qu’elles fonçaient vers la Terre à une vitesse égale à plusieurs années-lumière, repoussant devant elles un cône de déviation énergétique et c’était ce cône que j’avais senti, c’était lui que j’avais également senti durant ma dernière veille grondant dans mon esprit par le truchement de mes appareils, m’engloutissant comme un cristal dont les lignes de contrainte brasillent et chatoient.
C’était ce que j’avais guetté tout au long de mon existence.
J’avais été formé pour déceler ce phénomène. J’avais prié pour qu’il me soit donné de ne jamais le détecter. Puis, dans ma désespérance, j’avais prié pour qu’il me soit, au contraire, donné de le détecter. Puis j’avais cessé d’y croire. Et finalement, par la grâce de l’Elfon Gormon, je le percevais alors que je veillais avant l’heure, accroupi dans une froide rue de Roum devant l’enceinte de la Bouche de Vérité.
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