Elle alla dans la cuisine faire frire un œuf pour Byron sur le vieux gril électrique. Il ne leur restait pas d’autre nourriture.
Byron portait un pantalon de treillis kaki et sa veste de combat mangée aux mites. Elle le regarda mais ne trouva rien à lui dire. Elle ne lui avait pas beaucoup parlé – pas vraiment parlé – depuis Belém. Une barrière de culpabilité ou de honte s’était dressée entre eux. Elle n’avait même pas fait allusion à ce qu’elle avait vu lors de sa transe avec l’oniro, aux complexités du temps et du passé, celles du monde ou les siennes. Lorsqu’il eut mangé, il se leva et accrocha ses lunettes derrière ses oreilles en annonçant qu’il sortait.
« Où ?
— Prendre des contacts, expliqua-t-il vaguement. On a besoin de liquide, pour rester ici. Certaines personnes me doivent de l’argent.
— Tu es obligé de sortir ? »
Il hocha la tête.
« Eh bien, se résigna-t-elle, sois prudent. »
Il haussa les épaules.
Il n’y avait rien de pire que se retrouver seule.
Elle fut surprise de détester cela à ce point. Mieux valait avoir de quoi s’occuper. Cela aidait de ne pas rester inactive.
Byron lui avait laissé un peu d’argent pour acheter des provisions. Elle pensa donc aller le dépenser, se promener sur le canal marchand jusqu’aux grands éventaires près de l’usine marémotrice. Ce serait bien. Elle enfouit le liquide dans la poche de sa chemise, boutonna cette dernière. Jette un coup d’œil dans le frigo, pensa-t-elle. Un réfrigérateur de location bon marché, fourni avec cette cabane de ponton bon marché. Il y avait une bouteille d’eau fraîche et une miche de pain rassis. Il leur fallait, voyons, des fruits, des légumes, peut-être même un peu de viande. De quoi permettre au corps et à l’esprit de rester ensemble.
Elle-même n’avait pas pris de petit déjeuner.
Le canal marchand, donc. Mais elle retourna d’abord dans la petite pièce qu’elle avait faite sienne, regarda le lit en désordre puis, avec plus de soin, la vieille commode de l’Armée du Salut. Elle en ouvrit négligemment le tiroir du haut.
La pierre brésilienne s’y trouvait.
Elle semblait petite et peu avenante dans son nid de vêtements. Ordinaire… jusqu’à ce que vous la regardiez de près, que vous laissiez ses angles vous séduire l’œil, que vous l’examiniez jusqu’à ne plus pouvoir en détourner le regard. Une partie de Teresa fut tentée de prendre la pierre dans la main.
Une autre ne le fut pas. La jeune femme referma le tiroir d’un coup sec.
Elle sentait à nouveau à quel point la pierre était étrangère. C’est la pierre, songea-t-elle, qui a fait partir Keller. Dans cette chambre d’hôtel de Belém, elle avait vu au plus profond de lui, elle y avait vu cette affreuse culpabilité qu’il accumulait depuis tant d’années. La femme qui mourait au Rondônia, celle qui s’appelait Meg. L’hésitation de Keller. Pire, le sentiment caustique de sa propre lâcheté.
Elle comprenait, bien entendu. Ce n’était pas un péché bien difficile à pardonner.
Mais il ne pouvait supporter qu’elle ait vu.
Sans compter le reste. La fillette, l’incendie, le terrible Carlos. Elle avait tant perdu : pas seulement Ray mais un sentiment de but, son intimité avec les pierres, l’idée d’un avenir…
Elle se sortit cela de l’esprit. Elle y penserait plus tard. Elle quitta la cabane, verrouilla la porte à double tour, se mêla à la foule sur le ponton à côté du grand canal. Le soleil brillait, elle leva le visage vers lui, les paupières bien fermées. Dommage qu’elle ne puisse pas voir l’océan.
Marcher était si agréable qu’elle en oublia ses courses. Elle dépassa les grands éventaires aux bannes colorées, dépassa les bateaux marchands amarrés à la promenade, se tournant instinctivement vers la mer.
La passerelle vira vers le nord, parallèle à la digue. Elle grimpa par une série de marches en grille métallique jusqu’à parvenir au niveau de l’épaisse lèvre en béton du barrage. Il appartenait aux Travaux Publics, isolé dans ses douves remuantes au fond desquelles, quelque part, tournaient d’énormes turbines. Au sud, elle voyait une ligne d’usines et d’entrepôts abandonnés, piles de débris d’un noir austère devant le ciel sans nuages. À l’est, derrière l’enchevêtrement des Flottes, un bout du continent ; les monts effilés de San Gabriel. Au nord, d’autres baraques flottantes… l’usine marémotrice se terminant en fuseau du côté de la terre. Et à l’ouest, l’océan.
Des mouettes volaient en cercles dans le ciel et plongeaient en piqué sur un transporteur de déchets. Le vent sentait le sel et le varech. Elle aurait dû emporter un pull.
Keller était parti, bien entendu. L’effrayant étant qu’elle le savait et le comprenait à la fois. À cause de ce qu’elle avait vu, il ne pouvait pas supporter sa présence. Logique et inévitable.
Mais elle ressentait cette perte plus profondément qu’elle ne s’y attendait.
Les choses avaient une bien curieuse manière de changer. Pendant un temps, elle avait su ce qu’elle voulait : le mystère des pierres de rêve, un accès à son passé. Mais c’était comme ce proverbe sur les prières exaucées. Elle en savait sans doute davantage sur les Exotiques que n’importe qui en dehors des programmes de recherche fédéraux ; sur leurs origines, sur leur passé. Ils étaient encore bien vivants dans son esprit. Mais il restait quelque chose de fondamentalement étranger en eux, une dissonance profonde entre leur monde et le sien. Elle le ressentait, comme un élancement poignant en elle, comme un silence là où des voix auraient pu résonner.
Le mystère de son propre passé ne se montrait pas moins récalcitrant. Elle était la petite fille, bien entendu : la fillette était Teresa. Teresa avant l’incendie. Elle le savait, maintenant. Mais ce savoir ne suffisait pas. Le souvenir était celui d’une ancienne douleur. Elle s’aperçut qu’elle voulait en réalité guérir. Mais l’oniro ne pouvait faire cela. La pierre ne pouvait que se souvenir. Cela semblait impliquer que le processus de guérison incombait à Teresa : une espèce de réconciliation dont elle n’avait pas la moindre idée.
Peut-être une telle chose n’existait-elle pas. Peut-être le passé était-il toujours et uniquement le passé. Sarcastique, fixé, imprenable. On ne pouvait s’adresser au passé.
Elle avança vers le nord entre des cabanes flottantes peu familières. Elle ne savait pas trop où elle allait. Elle se contentait de marcher… « de suivre ses pieds », aurait dit Rosita. Ses pieds la conduisirent au bout de pontons, au-delà d’éventaires bondés de marchandises. Elle ne prêta aucune attention aux voix anglaises ou espagnoles tournoyant autour d’elle. Elle pensa un peu à ce qu’on voulait et ce qu’on obtenait. À ce paradoxe. En voulant la pierre de rêve, elle avait trouvé Keller. Maintenant, elle voulait Keller… mais la pierre l’avait fait partir.
Le passé l’avait fait partir.
« Je suis désolée, Ray. »
Elle s’aperçut avec embarras avoir parlé à voix haute. Mais seules les mouettes l’entendirent.
L’endroit où elle était arrivée lui rappelait quelque chose. Elle réprima ce sentiment de familiarité, mais son cœur battit plus fort. Elle n’était pas venue sans raison à cet endroit. Ses pieds l’y avaient conduite. Astucieux pieds. Mais mieux ne valait pas trop y penser.
La cabane flottante n’avait guère changé. La même gîte à l’air dangereux, la même pompe crachant de l’eau de cale huileuse dans un canal d’eaux usées. Elle descendit l’antique volée de marches en grille métallique et frappa, à bout de souffle.
Le vieillard creux était encore plus vieux et encore plus creux qu’avant. Elle fut surprise qu’il la reconnaisse. Il plissa les yeux d’un air d’amusement fatigué dans la pénombre de son seuil. « C’est toi », dit-il.
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