Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C’était aussi une note de service concernant l’application d’une peine d’amende administrative correspondant а quatre mois de salaire au maître de chiens G. de Montmorency du groupe de la Protection armée « pour s’être imprudemment permis d’être frappé par une décharge atmosphérique (foudre) ». Suivaient des prescriptions concernant les congés, des demandes d’allocation exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note explicative d’un certain J. Lumbago а propos de la disparition d’une bobine …
— Qu’est-ce que c’est que ce fourbi, dit Perets а haute voix.
Il était en nage. Le projet était tapé sur du papier couché а tranche dorée. « II faudrait que j’en parle а quelqu’un, ou je vais m’y perdre », pensa-t-il.
Lа-dessus la porte s’ouvrit et Alevtina pénétra dans le bureau, poussant devant elle une table а roulettes. Elle était habillée avec une élégance recherchée et une expression sérieuse et austère était peinte sur son visage soigneusement maquillé.
— Votre petit déjeuner, dit-elle d’une voix apprêtée.
— Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte, repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s’avança vers Perets.
— Alors, poussin ? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant ?
— Regarde, dit Perets. Encore des bêtises ! Lis un peu.
Elle s’assit sur l’accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
— Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu’y a-t-il ? Tu veux peut-être que je t’apporte le Code criminel ? Le Directeur précédent lui aussi n’avait pas compris un seul article.
— Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu’est-ce que tu veux que je fasse du Code ? Tu as lu ?
— Je l’ai lu, et je l’ai même tapé. Et j’ai corrigé le style. Domarochinier ne sait pas écrire, et c’est seulement ici qu’il a appris а lire … A propos, poussin, Domarochinier attend dans l’antichambre, tu devrais le recevoir pendant le déjeuner, il aime ça. Il te fera des tartines …
— Mais je me fous de Domarochinier ! dit Perets. Explique-moi plutôt ce que je …
— Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, répliqua Alevtina. Tu ne comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien … (Elle appuya sur le nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux blocs-notes. Dans l’un il inscrit qui a dit quoi — pour le Directeur — et dans l’autre ce qu’a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l’oublie pas.
— Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette directive … ce délire … je ne vais pas le signer.
— Comment ça, tu ne vas pas ?
— Comme ça. Je ne lèverai pas la main pour signer cette chose.
Le visage d’Alevtina se fit sévère.
— Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C’est très urgent. Après, je t’expliquerai tout, mais maintenant …
— Mais qu’est-ce qu’il y a а expliquer lа-dedans ? dit Perets.
— Si tu ne comprends pas, c’est qu’il faut t’expliquer. Donc, après, je t’expliquerai.
— Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je doute.
Alevtina l’embrassa sur la tempe et regarda sa montre d’un air préoccupé.
— Voyons, mon petit … Bon, d’accord, allons-y si tu veux.
Elle s’assit sur la table, les mains а plat sous ses cuisses, et commença, les yeux fixés dans le vague au-dessus de la tête de Perets :
— Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est un vecteur dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Actuellement, il est matérialisé par les ordres et directives existant. Mais il s’enfonce aussi très loin dans le futur, où il attend encore d’être matérialisé. C’est comme une route qui se construit sur un terrain déterminé. Lа où se termine l’asphalte, tournant le— dos а la portion déjа faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son théodolite. Ce niveleur, c’est toi. La ligne imaginaire qui passe par l’axe optique du théodolite, c’est le vecteur administratif non encore matérialisé que tu es le seul а voir et qu’il t’appartient de matérialiser. Tu comprends … »
— Non, dit fermement Perets.
— Ça ne fait rien, écoute encore … De même que la route ne peut pas tourner arbitrairement а droite ou а gauche, mais doit suivre l’axe optique du théodolite, de même chaque directive administrative doit être le prolongement logique de toutes celles qui ont précédé … Poussin, ne cherche pas а approfondir, je ne le comprends pas moi-même, mais c’est un bien, car l’approfondissement engendre le doute, le doute engendre le piétinement sur place — c’est la mort de tout activité administrative, et par conséquent la tienne, la mienne … C’est élémentaire. Qu’il ne se passe pas un jour sans directive, et tout sera dans l’ordre. Cette directive sur l’instauration de l’ordre, elle n’est pas suspendue en l’air, elle est liée а la directive précédente sur la non-décroissance, laquelle est liée а la note de service sur la non-grossesse, et cette note de service découle logiquement de la prescription sur l’excitabilité excessive, et cette prescription …
— Arrête ces stupidités ! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et ces notes de service … Non, montre-moi plutôt la première note de service, celle qui remonte а la nuit des temps …
— Mais pour quoi faire ?
— Comment, pour quoi faire ? Tu dis qu’elles se suivent logiquement. Je ne te crois pas.
— Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout ça. Je te montrerai tout ça. Tu pourras lire tout ça avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n’y a pas eu de directive avant-hier, il n’y a pas eu de directive hier. On ne peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu’il fallait attraper, et en plus c’était une prescription orale … Combien de temps crois-tu que l’Administration puisse rester sans directives ? Depuis ce matin, c’est déjа le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les lampes grillées, tu te rends compte ? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu réunis les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les réchauffe, et après je t’apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, étudier, approfondir … quoiqu’il vaudrait mieux, évidemment, que tu n’approfondisses pas.
Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tête. Alevtina sauta vivement а bas de la table, trempa la plume dans la boîte crвnienne de Vénus et tendit le porte-plume а Perets.
— Allons, chéri, écris vite …
Perets prit la plume et demanda d’une voix plaintive :
— Mais je pourrai l’annuler, après ?
— Bien sûr, poussin, bien sûr, dit Alevtina.
Perets sentit qu’elle mentait, et rejeta la plume.
— Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que j’irai signer ce délire, alors qu’il y a manifestement des dizaines de directives, d’ordonnances, de notes de service raisonnables et sensées, qui seraient nécessaires, réellement nécessaires dans cette pétaudière …
— Par exemple ? releva vivement Alevtina.
— Seigneur … Mais n’importe quoi … par exemple …
Alevtina s’empara d’un bloc-notes.
— Eh bien !.. (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.) Par exemple une note de service ordonnant aux employés du groupe de l’Eradication de s’éradiquer eux-mêmes dans les plus brefs délais. Exécution ! Ils auraient qu’а se jeter du haut de la falaise … ou а se tirer une balle dans la tête … Aujourd’hui même ! Responsable, Domarochinier … Ça, ce serait beaucoup plus utile que …
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