— Vous …, exhala Domarochinier. Sans votre visa … impossible …
Perets s’appuya sur la table et, se retenant а la surface polie, la contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut être le plus proche. Il se laissa tomber entre les bras de cuir frais et découvrit а sa gauche une batterie de téléphones multicolores, а sa droite des volumes reliés gravés а l’or, devant lui un encrier monumental représentant Tannhaûser et Vénus et au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la chemise tendue. Il étreignit les accoudoirs et pensa :
« Ah ! c’est comme ça ? Bande de fripouilles, de salauds, d’esclaves … c’est comme ça, hein ? Racaille, larbins, faces de carton … très bien, puisque c’est comme ça … »
— Cessez d’agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il sévèrement. Donnez-la ici.
Le bureau s’anima, des ombres passèrent, un petit tourbillon se forma et Domarochinier se trouva а ses côtés, un peu en retrait derrière son épaule gauche. La chemise posée sur la table parut s’ouvrir toute seule, découvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprimé en capitales, le mot : « PROJET ».
— Je vous remercie, dit-il sévèrement. Vous pouvez aller.
Il y eut а nouveau un tourbillon, une légère odeur de sueur s’éleva et disparut, et Domarochinier se trouva а la porte, en train de sortir а reculons, le corps incliné en avant pour saluer, les mains sur la couture du pantalon — effrayant, pitoyable et prêt а tout.
— Un instant, dit Perets.
Domarochinier se figea.
— Vous pouvez tuer un homme ?
Domarochinier n’hésita pas. Il prit un calepin et prononça :
— Je vous écoute !
— Et vous suicider ? demanda Perets.
— Quoi ? demanda Domarochinier.
— Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
Domarochinier disparut. Perets s’éclaircit la gorge et se passa les mains sur le visage.
— Supposons, dit-il а voix haute. Et ensuite ?
Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui était noté pour la journée en cours. L’écriture de l’ancien Directeur le déçut. Le Directeur écrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de calligraphie.
« Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer kéfir-zéfir. Machinisation. Bobine : qui l’a volée ? Quatre bulldozers ! ! ! »
« Au diable les bulldozers, pensa Perets, c’est terminé : plus de bulldozers, plus d’excavateurs, plus de machines а scier de l’Eradication … Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c’est pas possible. Dommage … Et il y a aussi ce dépôt de machines. Je le ferai sauter, décida-t-il. Il imagina l’Administration, vue d’en haut, et comprit qu’il y avait beaucoup de choses а faire sauter. Beaucoup trop … N’importe quel imbécile peut faire sauter des choses », se dit-il.
Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons usés, deux odontomètres de philatéliste et par-dessus le tout une patte d’épaule de général dorée. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant les feuilles de papier, se piqua le doigt а une punaise et trouva le trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin éloigné, c’était un coffre très étrange, déguisé en desserte. Perets se leva et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de nombreuses bizarreries qu’il n’avait pas remarquées au premier abord.
Sous une fenêtre se trouvait une crosse de hockey, flanquée d’une béquille et d’une jambe artificielle chaussée d’un bottillon et munie d’un patin а glace rouillé. Tout au fond du bureau s’ouvrait une autre porte barrée par une corde sur laquelle étaient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines étaient trouées. Sur la porte elle-même, une plaquette de métal noirci qui portait l’inscription gravée « BETAIL ». Sur l’appui de la fenêtre, а demi caché par un rideau, un petit aquarium rempli d’une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouпes branchues. Et derrière le tableau qui représentait l’exploit de Selivan émergeait un somptueux bвton de chef d’orchestre, avec des queues de cheval …
Perets s’affaira auprès du coffre, mit un certain temps а trouver les bonnes clefs et parvint finalement а ouvrir la lourde porte blindée. La contre-porte était tapissée de photos légères découpées dans des revues pour hommes, mais le coffre était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche était cassé, une casquette chiffonnée ornée d’une cocarde étrange, et la photographie d’une famille inconnue (le père — arborant un rictus qui découvrait toutes ses dents, la mère — la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqué, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d’épaule de général et une croix de fer avec des feuilles de chêne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, а l’exception de la dernière, tout en bas de la pile, où se trouvait le brouillon d’une note de service qui envisageait les sanctions а prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfréquentation systématique du musée historique de l’Administration. « Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va même pas au musée … Il va falloir donner suite а cette affaire … »
« Touzik, toujours Touzik, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il n’est tout de même pas le nombril du monde, non ? Enfin, en un sens … Kéfiromane, coureur répugnant, glandouilleur systématique … d’ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs … non, il faut que ça cesse : le kéfir, la partie d’échecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu’est-ce qu’il peut bien calculer sur la « mercedes » qui déraille ? — A moins que ce ne soit justement ce qu’il faut, des espèces de processus stochastiques … Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n’y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occupés, personne n’a de temps. Les notes de service sont observées, je le sais, j’en ai fait l’expérience. Apparemment, tout va bien : les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingénieurs construisent, les chercheurs écrivent des articles, les caissiers distribuent de l’argent … Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-être qu’après tout ce manège n’existe que pour que tout le monde travaille ? Un bon mécanicien répare une voiture en deux heures. Et après ? Les vingt-deux heures restantes ? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs expérimentés qui ne les abîment pas ? La solution s’impose d’elle-même : mettre le bon mécanicien aux cuisines, et les cuisiniers а la mécanique. Il ne s’agit pas seulement de remplir vingt-deux heures — vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique lа-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d’homme … pas comme de vulgaires singes … Et ils acquièrent des spécialités nouvelles … Finalement il n’y a aucune logique lа-dedans, c’est le gвchis complet, pas de la logique … Seigneur, je suis lа а rester planté comme un piquet et ils salissent la forêt, ils la détruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je réponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je réponds de tout … »
II commença а s’agiter, referma tant bien que mal le coffre, se précipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge.
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