— Et la forêt ?
— Quoi, la forêt ? Je n’y suis pas allée, mais si j’y allais je ne crois pas que je serais particulièrement perdue. Lа où il y a la forêt, il y a des sentiers, lа où il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours s’entendre avec les gens.
— Et s’il n’y a personne ?
— S’il n’y a personne, il n’y a rien а y faire. Il faut s’en tenir aux gens. Avec des gens, rien n’est jamais perdu.
— Non, dit Perets. Ce n’est pas si simple. Avec les gens, moi je suis perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
— Mon Dieu, mais qu’est-ce que tu ne comprends pas, par exemple ?
— Je ne comprends rien. C’est pour ça, entre autres, que j’ai commencé а rêver а la forêt. Mais maintenant je vois que ce n’est pas plus facile dans la forêt.
Elle secoua la tête.
— Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas comprendre qu’il n’y a rien d’autre sur terre que l’amour, la nourriture et l’orgueil. Evidemment tout est embrouillé comme une pelote, mais quel que soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou а l’amour, ou au pouvoir, ou а la nourriture …
— Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
— Mon pauvre chéri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu veux ou si tu ne veux pas … A moins que je ne te le demande : Qu’es-tu, Pertchik, а t’agiter ainsi, que te faut-il ?
— Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets. Seulement décamper d’ici et me faire archiviste … ou restaurateur. Voilа tous mes désirs.
Elle secoua а nouveau la tête
— Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqué. Il te faut trouver quelque chose de plus simple.
Il ne répliqua pas et elle se leva.
— Voilа une serviette. Je t’ai mis du linge lа. Sors et on prendra du thé. Du thé et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
Perets avait déjа vidé l’eau et, debout dans la baignoire, se séchait avec une grande serviette éponge quand il entendit un tintement de vitres et l’écho lointain d’un coup sourd. Il se souvint alors du dépôt de matériel, de Jeanne, la poupée stupide hystérique et cria :
— Qu’est-ce que c’est ? Où ?
— C’est la machine qui a explosé, répondit Alevtina. Ne crains rien.
— Où ? Où a-t-elle explosé ? Au dépôt ? Alevtina resta quelques instants silencieuse, apparemment elle regardait par la fenêtre.
— Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dépôt ? Dans le parc … Il y a de la fumée … Et ils courent tous, ils courent …
On ne voyait pas la forêt. A sa place, sous la falaise, des nuages s’étendaient en une couche dense jusqu’а l’horizon. On aurait dit un champ de glace enneigé : des banquises, des dunes de neige, des trouées et de crevasses cachant un abîme sans fond : celui qui sauterait du haut de la falaise ne serait pas arrêté par la terre, par le marécage tiède ou les branches tendues des arbres, mais par la glace dure, étincelante sous le soleil matinal, couverte d’une pellicule de neige sèche et poudreuse, et il resterait étendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyée, qui aurait été jetée par-dessus la cime des arbres.
Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d’une paume а l’autre et se dit que le bord de l’а-pic était vraiment un coin de rêve : d’ici l’Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l’herbe vierge brûlée par le soleil, et même un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait seulement éviter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines а quatre fenêtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment au soleil leur peinture toute fraîche. Il est vrai qu’elles étaient assez loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer а imaginer que c’était un kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de même mieux valu qu’elles ne soient pas lа.
C’est peut-être а cause de ces latrines toutes neuves, édifiées au cours de la nuit agitée qui avait précédé, que la forêt se dissimulait derrière les nuages. Mais c’était peu probable. La forêt ne se serait pas emmitouflée jusqu’а l’horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne pouvaient pas lui faire un tel effet.
« En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai tout ce qu’on me dira de faire, je ferai des calculs sur la « mercedes » abîmée, je franchirai la zone d’assaut, je jouerai aux échecs avec le manager et j’essaierai même d’aimer le kéfir : ce ne doit pas être tellement difficile, puisque la plupart des gens ont réussi а le faire. Et le soir (et la nuit aussi) j’irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C’est même une idée, pensa-t-il : s’essuyer avec la serviette du Directeur, s’envelopper dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j’irai а la station biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forêt mais а la station, précisément, et même pas а la station mais а la caisse, pas pour un rendez-vous avec la forêt ni pour faire la guerre а la forêt, mais pour la paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour regarder de loin la forêt et pour lui jeter des cailloux. »
Derrière lui les buissons s’écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n’était pas le Directeur, mais encore et toujours Domarochinier. Il tenait а la main une épaisse chemise et il s’arrêta а quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait manifestement quelque chose, quelque chose d’important et il avait apporté ici, au bord de l’а-pic, cette étrange et angoissante nouvelle que personne au monde d’autre que lui ne connaissait, et il était manifeste que tout ce qui avait cours auparavant n’avait maintenant plus de sens et que chacun devrait donner tout ce dont il était capable.
— Bonjour, dit-il en s’inclinant et en tendant la chemise а Perets. Vous avez bien dormi ?
— Bonjour, dit Perets. Merci.
— L’humidité est aujourd’hui de soixante-seize pour cent, dit Domarochinier. Température : dixsept degrés. Vent nul. Nébulosité : zéro. (Il s’avança sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son corps vers Perets et annonça.) Le double-vé est ce matin égal а seize …
— Quel double-vé ? demanda Perets en se levant.
— Le nombre de taches, dit très vite Domarochinier, le regard fuyant. Sur le soleil, sur le s-s-s … Il se tut, regardant fixement Perets en face.
— Et pourquoi me dites-vous ça ? demanda Perets d’un ton hostile.
— Je vous demande pardon, dit hвtivement Domarochinier. Cela ne se reproduira plus. Donc il n’y a que l’humidité, la nébulosité, le vent … hmm … et … Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur les opposants ?
— Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi ?
Domarochinier fit deux pas en arrière et inclina la tête.
— Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie ennuyé, mais il y a quelques papiers qui nécessitent … sans retard, pour ainsi dire … que vous personnellement … (Il tendit а Perets la chemise, comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport ?
— Vous savez … dit Perets sur un ton menaçant.
— Oui-oui ? dit Domarochinier.
Sans lвcher la chemise, il se mit а fouiller fébrilement ses poches, comme s’il cherchait un calepin. Son visage était devenu bleu d’empressement.
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