— Je vous fais mes excuses, Calculateur », dit Harlan avec raideur et pas encore entièrement repentant.
« Vous êtes pardonné », répondit Twissell. Il tendit la main, prit celle, hésitante, de la jeune fille. « Dites-moi, mon petit, tout s’est-il bien passé pour vous ici ?
— Je me suis fait du souci.
— Il n’y a eu personne ici, depuis la dernière fois qu’Harlan vous a quittée ?
— N-non, monsieur.
— Absolument personne ? Rien ? »
Elle secoua la tête. Ses yeux sombres cherchèrent ceux d’Harlan. « Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Pour rien, mon petit. Un cauchemar idiot. Venez, nous allons vous ramener au 575 e siècle. »
De retour dans la cabine, Andrew Harlan tomba peu à peu dans un silence préoccupé et lourd d’angoisse. Il ne leva pas les yeux quand le 100000 e siècle fut dépassé en direction du passé et que Twissell eut fait entendre un grognement de soulagement évident comme s’il s’était à moitié attendu à être coincé dans le futur. Andrew bougea à peine quand la main de Noÿs se glissa dans la sienne et il répondit à la pression de ses doigts de façon mécanique.
Noÿs dormait dans une autre pièce et à présent Twissell brûlait littéralement d’impatience.
« La petite annonce, mon garçon ! Vous avez votre femme. Ma part de l’accord est remplie. »
Silencieusement, encore perdu dans ses pensées, Harlan tourna les pages du volume sur le bureau. Il trouva la bonne.
« C’est assez simple, dit-il, mais c’est en anglais. Je vais vous le lire et ensuite vous le traduire. »
C’était une brève annonce dans le coin supérieur gauche de la page numéro 30. Sur une ligne irrégulière, en arrière-fond, se détachaient en lettres majuscules toutes simples les mots suivants :
TOUT LE MONDE EN PARLE DANS LE COMMERCE
Dessous, en lettres plus petites, on lisait : « Informations sur les investissements, B.P. 14, Denver, Colorado. »
Twissell écouta avec attention la traduction d’Harlan et fut visiblement déçu. « Qu’est-ce que le commerce ? Qu’entendent-ils par là ? demanda-t-il.
— Le marché des changes, dit Harlan impatiemment, un système par lequel le capital privé était investi dans les affaires. Mais le problème n’est pas là. Ne voyez-vous pas la ligne contre laquelle l’inscription est placée ?
— Si. Le nuage en forme de champignon de l’explosion d’une bombe A. C’est une chose qui attire l’attention. Qu’est-ce que ça signifie ? »
Harlan explosa : « Grand Temps, Calculateur, qu’est-ce qui vous arrive ? Regardez la date du magazine ? »
Il désigna la première ligne, juste à gauche du numéro de la page. On lisait 28 mars 1932.
Harlan reprit : « Cela n’a guère besoin de traduction. Les chiffres sont à peu près ceux de l’Intertemporel Standard et vous voyez que c’est le 19, 32 e siècle. Ne savez-vous pas qu’à cette époque aucun être humain vivant n’avait vu de champignon atomique ? Personne ne pouvait le reproduire si exactement, sauf…
— Attendez, attendez. Ce n’est qu’un croquis », dit Twissell qui essayait de garder son calme. « La ressemblance avec le nuage en forme de champignon n’est peut-être qu’une coïncidence.
— Vous croyez ? Voulez-vous regarder de nouveau la formule ? » Les doigts d’Harlan soulignèrent les courtes lignes en anglais. « All the Talk Of the Market. « Mises côte à côte, les initiales forment le mot ATOM qui, en anglais, signifie atome. Est-ce là une coïncidence également ? C’est impossible.
« Ne voyez-vous pas, Calculateur, que cette petite annonce remplit les conditions que vous avez fixées vous-même ? Cela a immédiatement attiré mon attention. Cooper savait qu’un simple anachronisme suffirait. Par ailleurs, cela n’a aucune signification en soi, pas la moindre, pour tout individu du 19, 32 e siècle.
« Aussi il doit s’agir de Cooper. C’est là son message. Nous avons la date, à une semaine près, d’un Centisiècle. Nous avons son adresse postale. Il ne reste plus qu’à aller le retrouver et je suis le seul qui ait assez de connaissance du Primitif pour pouvoir le faire.
— Et vous allez y aller ? » Le visage de Twissell brillait de soulagement et de bonheur.
« Je vais y aller – à une condition. » Twissell fronça les sourcils dans un soudain revirement d’émotion. « Encore des conditions ?
— La même condition. Je n’en ajoute pas de nouvelle. Noÿs doit être à l’abri. Elle doit venir avec moi. Je ne la laisserai pas en arrière.
— Vous ne me faites pas encore confiance ? En quoi ai-je manqué à ma promesse ? Que peut-il y avoir encore qui vous inquiète ?
— Une chose, Calculateur, dit Harlan gravement, une chose encore. Il y avait bel et bien une barrière au travers du 100000 e siècle. Pourquoi ? C’est là ce qui m’inquiète encore. »
17
LE CERCLE QUI SE REFERME
Cela ne cessait de le tourmenter. C’était une obsession qui ne faisait que croître en lui à mesure que les jours de préparation s’écoulaient rapidement. Elle s’interposait entre lui et Twissell ; puis entre lui et Noÿs. Quand le jour du départ arriva, il s’en aperçut à peine.
Tout ce qu’il put faire, ce fut de montrer une ombre d’intérêt quand Twissell rentra d’une réunion du sous-Comité. « Comment ça s’est passé ? » demanda-t-il.
Twissell répondit d’un ton las : « Ce ne fut pas exactement la conversation la plus agréable que j’ai jamais eue. »
Harlan avait presque envie d’en rester là, mais après un instant de silence, il murmura : « Je suppose que vous n’avez rien dit de…
— Non, non, répondit Twissell d’un ton irrité. Je n’ai rien dit de la fille ou de votre rôle dans l’erreur de destination de Cooper. Ce fut une erreur malencontreuse, une faute mécanique. J’en ai pris l’entière responsabilité. »
La conscience d’Harlan, chargée comme elle l’était, fut encore capable d’accuser le coup. « Ça ne va pas arranger vos affaires. »
« Que peuvent-ils faire ? Ils doivent attendre que la correction soit faite avant de pouvoir me toucher. Si nous échouons, nous sommes tous au-delà du bien ou du mal. Si nous réussissons, le succès lui-même me protégera probablement. Et s’il ne le fait pas… » Le vieil homme haussa les épaules. « De toute façon, j’ai l’intention de me retirer ensuite de toute participation active aux affaires de l’Éternité. » Mais il tripota sa cigarette et s’en débarrassa avant qu’elle ne soit à moitié consumée.
Il soupira : « J’aurais préféré ne pas les mettre au courant de tout ceci, mais il n’y aurait pas eu moyen autrement d’utiliser la cabine spéciale pour d’autres voyages dans le passé au-delà du point-limite. »
Harlan se détourna. Ses pensées revenaient à nouveau vers les problèmes qui l’avaient obsédé pendant des jours et l’avaient rendu incapable de s’intéresser à autre chose. Il entendit vaguement la question que Twissell lui posa ensuite et ce n’est que lorsque celui-ci la répéta qu’il sursauta : « Pardon ? »
« Je dis : est-ce que votre femme est prête, mon garçon ? Sait-elle à quoi elle s’expose ?
— Elle est prête. Je lui ai tout dit.
— Comment a-t-elle pris la chose ?
— Quoi ?… Oh ! oui, euh, comme je m’y attendais. Elle n’a pas peur.
— Il reste moins de trois physio-heures maintenant.
— Je sais. »
Ce fut tout pour le moment et Harlan resta seul avec ses pensées. Il était parfaitement conscient de ce qu’il devait faire et il en était malade.
Le chargement de la cabine une fois fait et les instruments vérifiés, Harlan et Noÿs revêtirent un costume qui était à peu de choses près celui d’une zone urbanisée au début du 20 e siècle.
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