Harlan se rendit soudain compte qu’il criait et s’arrêta brusquement. Il laissa passer quelques instants, puis reprit : « Cela est impossible à accepter. Il faut que je défasse ce que j’ai fait comme une marionnette. Et quand je l’aurai défait, je serai en mesure de me reposer de nouveau. »
Et il le ferait – peut-être. Il sentait se dessiner la venue d’un triomphe impersonnel, dissocié de la tragédie personnelle qui s’étendait derrière et devant. Le cercle se refermait !
La main de Noÿs s’avança avec incertitude comme pour prendre la sienne, raide et crispée.
Harlan s’écarta, repoussant sa sympathie. Il dit encore : « Tout avait été arrangé. Ma rencontre avec vous. Tout. Mes capacités émotives avaient été analysées. C’est évident. Action et réaction. Poussez ce bouton et l’homme fera ceci. Poussez celui-là et il fera cela. »
Harlan parlait avec difficulté, du fond de sa honte. Il secoua la tête, essayant de se débarrasser de cette horreur comme un chien le ferait de l’eau, puis continua : « Une chose que je n’ai pas comprise d’abord. Comment en suis-je venu à deviner que Cooper devait être renvoyé dans le Primitif ? C’était une conjecture des plus hasardeuses. Je n’avais pas de base. Twissell ne comprit pas. Plus d’une fois, il se demanda comment j’avais pu faire avec une si faible compréhension des mathématiques.
Pourtant, je l’avais fait. La première fois fut cette… cette nuit. Vous dormiez, mais je ne dormais pas. J’eus la sensation alors qu’il y avait quelque chose dont je devais me rappeler, quelque remarque, quelque pensée, quelque chose que j’avais perçue dans l’excitation et la joie de la soirée. Comme j’y pensai longtemps, toute l’importance de Cooper m’apparut d’un coup et, seconde évidence, le fait que j’étais en position de détruire l’Éternité. Plus tard, je vérifiai dans l’histoire des mathématiques de plusieurs Réalités, mais cela n’était pas vraiment nécessaire. Je savais déjà. J’en étais certain. Comment ? Comment ? »
Noÿs le regardait avec une attention soutenue. Elle n’essayait pas de le toucher maintenant. « Vous voulez dire que les hommes des Siècles Cachés ont arrangé cela aussi ? Qu’ils vous ont mis tout dans l’esprit, puis vous ont manœuvré en conséquence ?
— Oui. Oui. Et ils n’ont pas fini. Il leur reste encore des choses à faire. Sans doute le cercle se referme-t-il, mais il n’est pas encore fermé.
— Comment peuvent-ils faire quoi que ce soit maintenant ? Ils ne sont pas ici avec nous ?
— Non ? » Il dit ce mot d’une voix si profonde que Noÿs pâlit.
« Des super-êtres invisibles ? murmura-t-elle.
— Pas des super-êtres. Pas invisibles. Je vous ai dit que l’homme n’évoluerait pas tant qu’il contrôlerait son propre milieu. Les gens des Siècles Cachés sont des Homo Sapiens. Des gens ordinaires.
— Alors ils ne sont certainement pas ici. » Harlan dit tristement : « Vous êtes ici, Noÿs.
— Oui. Et vous. Et personne d’autre.
— Vous et moi approuva Harlan. Personne d’autre. Une femme des Siècles Cachés et moi… Ne jouez plus la comédie, Noÿs. Je vous en prie. »
Elle le regarda avec horreur. « Que dites-vous, Andrew ?
— Ce que je dois dire. Qu’est-ce que vous disiez ce soir-là quand vous m’avez donné cette boisson à la menthe ? Vous me parliez. Votre voix douce, des mots tendres… Je n’entendais rien, pas consciemment, mais je me souviens de votre voix délicate murmurant. Au sujet de quoi ? Du voyage vers le passé de Cooper ; de l’effondrement de l’Éternité comme la destruction du temple par Samson. Ai-je raison ?
— Je ne sais même pas ce que la destruction du temple par Samson signifie, dit Noÿs.
— Vous pouvez très bien le deviner, Noÿs. Dites-moi, quand êtes-vous entrée dans le 482 e ? Qui avez-vous remplacé ? Ou vous y étiez-vous simplement… glissée. J’ai fait établir votre Bio-diagramme par un expert du 2456 e siècle. Dans la nouvelle Réalité, vous n’aviez pas d’existence du tout. Pas d’homologue. Étrange pour un si petit Changement, mais pas impossible. Et alors le Bio-programmateur dit une chose que j’entendis avec mes oreilles, mais non avec mon esprit. Curieux que je puisse m’en souvenir. Peut-être que même alors quelque chose a résonné dans mon esprit, mais j’étais trop plein de… de vous pour écouter. Il a dit : « Avec la combinaison de facteurs que vous m’avez fournie, je ne vois pas du tout comment elle cadre avec l’ancienne Réalité.
« Il avait raison. Vous ne cadriez pas. Vous étiez une transfuge de l’avenir lointain, manipulant moi et Finge, lui aussi, à votre convenance. »
Noÿs dit d’une voix pressante : « Andrew…
— Tout cadrait, si j’avais eu les yeux ouverts pour voir. Un livre filmé dans votre maison, intitulé Histoire Économique et Sociale. Cela m’a surpris la première fois que je l’ai vu. Vous en aviez besoin, n’est-ce pas, pour apprendre le meilleur moyen d’être une femme du siècle. Autre point : notre voyage dans les Siècles Cachés. Vous vous en souvenez ? C’est vous qui avez arrêté la cabine du 111394 e siècle. Vous l’avez arrêtée au quart de seconde, sans tâtonner. Où avez-vous appris à diriger une cabine ? Si vous étiez ce que vous paraissiez être, cela aurait été votre premier voyage en cabine. Pourquoi le 111394 e siècle au fait ? Était-ce votre époque d’origine ? »
Elle dit doucement : « Pourquoi m’avez-vous emmenée au Primitif, Andrew ? »
Il cria soudain : « Pour protéger l’Éternité. Je ne pouvais savoir quels dégâts vous feriez là-bas. Ici, vous êtes impuissante, parce que je vous connais. Reconnaissez que tout ce que je dis est la vérité. Reconnaissez-le ! »
Il se leva dans un paroxysme de fureur, le bras levé. Elle ne cilla pas. Elle était profondément calme. Elle aurait pu être modelée en une chaude et belle cire. Harlan n’acheva pas son geste.
Il répéta : « Reconnaissez-le ! »
Elle dit : « Seriez-vous si peu sûr de vous après toutes vos déductions ? Quelle importance cela aura pour vous que je le reconnaisse ou non ? »
Harlan sentit sa violence croître. « Reconnaissez-le quand même, afin que je ne ressente pas la moindre souffrance. Pas la moindre.
— De la souffrance ?
— Parce que j’ai un fulgurant, Noÿs, et que j’ai l’intention de vous tuer. »
18
LE DÉBUT DE L’INFINITÉ
Il y avait en lui une incertitude sourde, une irrésolution qui le consumait. Il avait le fulgurant à la main. Il était braqué sur Noÿs.
Mais pourquoi ne disait-elle rien ? Pourquoi persistait-elle dans cette attitude impassible ?
Comment pouvait-il la tuer ?
Comment pouvait-il ne pas la tuer ?
Il dit d’une voix rauque : « Eh bien ? »
Elle bougea, mais ce ne fut que pour reposer ses mains sur ses genoux en un geste souple, pour avoir l’air plus détendue et comme indifférente. Quand elle parla, ce fut à peine si sa voix sembla celle d’un être humain. Face au canon d’un fulgurant, elle gagnait encore en assurance et laissait paraître une certaine qualité de force impersonnelle, presque mystique.
Elle dit : « Vous ne pouvez désirer me tuer afin de protéger l’Éternité. Si tel était votre désir, vous m’assommeriez, m’attacheriez fermement, me laisseriez dans cette grotte et dès l’aube vous effectueriez tous vos déplacements. Ou vous pourriez avoir demandé au Calculateur Twissell de me garder enfermée, isolée, pendant votre absence dans le Primitif. Ou bien vous pourriez m’emmener avec vous à l’aube et me perdre dans les solitudes. Si vous aviez seulement envie de me tuer, c’est parce que vous pensez que je vous ai trahi, que je vous ai joué la comédie de l’amour, afin de mieux vous pousser à la trahison ensuite. C’est un meurtre né de l’orgueil blessé et pas du tout le juste châtiment que vous prétendez. »
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