Harlan était au supplice. « Venez-vous des Siècles Cachés ? Dites-le-moi. »
Noÿs dit : « J’en viens. Allez-vous tirer maintenant ? »
Le doigt d’Harlan trembla sur le contact du fulgurant. Pourtant, il hésitait. Quelque chose d’irrationnel en lui pouvait encore plaider la cause de Noÿs et lui montrer les restes de son amour pour elle et de ses regrets, tous aussi futiles. Était-elle désespérée de le voir la rejeter ? Bravait-elle délibérément la mort en mentant ? Prenait-elle des attitudes héroïques absurdes parce qu’elle était désespérée de le voir douter d’elle ?
Non !
Les documents filmés évoquant les traditions littéraires à l’eau de rose du 289 e siècle pouvaient présenter les choses sous ce jour, mais pas une fille comme Noÿs. Ce n’est pas elle qui attendrait la mort des mains d’un faux amoureux avec le masochisme joyeux d’un lys brisé et saignant.
Ou alors le bravait-elle par mépris, persuadée qu’il serait incapable, pour une raison ou pour une autre, de la tuer ? Se fiait-elle à l’attirance que – elle en était consciente – elle exerçait encore sur lui, même à présent, certaine que cela l’arrêterait et qu’il resterait paralysé de faiblesse et de honte ?
C’était là le point sensible, mais elle allait trop loin. Son doigt pressa un peu plus fort sur le contact.
Noÿs parla à nouveau : « Vous ne tirez pas. Cela signifie-t-il que vous attendez que je présente ma défense ?
— Quelle défense ? » Harlan essaya de mettre du mépris dans sa voix et pourtant il accueillit avec satisfaction cette diversion. Elle pouvait repousser le moment où il devrait abaisser les yeux sur son corps foudroyé, sur les restes problématiques de chair frémissante qui seraient là, conscient que ce qui avait été fait à sa belle Noÿs l’avait été de sa propre main.
Il trouva des excuses pour ce retard. Il pensa avec fièvre : « Qu’elle parle, qu’elle dise ce qu’elle peut sur les Siècles Cachés. Autant de protection gagnée pour l’Éternité. »
Cela donnait une apparence de rigueur réfléchie à son comportement et il put la regarder avec un visage presque aussi calme que celui qu’elle avait pour le regarder, lui.
On aurait dit que Noÿs avait lu dans sa pensée. « Vous voulez savoir au sujet des Siècles Cachés ? dit-elle. Si ça m’est compté comme défense, c’est facile à faire. Aimeriez-vous savoir par exemple pourquoi la Terre est vide d’Humanité après le 150000 e siècle ? Cela vous intéresserait-il ? »
Harlan n’avait pas l’intention de plaider pour savoir, ni celle d’acheter la connaissance. Il avait le fulgurant. Il était fermement décidé à ne montrer aucune faiblesse.
Il dit : « Parlez ! » et rougit devant un petit sourire qui fut la première réponse à son exclamation.
Elle dit : « À un moment donné dans le physio-temps, avant que l’Éternité ne soit montée bien loin, avant même qu’elle ait atteint le 10000 e siècle, nous, de notre siècle – et vous aviez raison, c’était le 111394 e –, nous avons appris l’existence de l’Éternité. Nous aussi nous avions le voyage à travers le Temps, voyez-vous, mais il était fondé sur un ensemble de postulats complètement différents du vôtre et nous préférions voir le Temps plutôt que bouger la masse. En outre, nous ne nous occupions que de notre passé, de ce qu’il y avait derrière nous.
« Nous avons découvert l’Éternité indirectement. D’abord, nous avons développé le calcul des Réalités et testé notre propre Réalité par ce moyen. Nous avons été stupéfaits de découvrir que nous vivions dans une Réalité de probabilité plutôt basse. C’était une situation inquiétante. Pourquoi une Réalité aussi improbable ?… Vous semblez plongé dans vos pensées, Andrew ! Ça ne présente pour vous aucun intérêt ? » Harlan l’entendit prononcer son nom avec toute la tendresse dont elle avait usé au cours des semaines passées. Cela aurait dû le mettre en colère à présent, l’irriter de sa déloyauté cynique. Et pourtant, il n’éprouva rien de tout cela.
Il dit désespérément : « Allez-y et finissons-en, femme. » Il essayait de contrebalancer la chaleur avec laquelle elle avait dit son nom, « Andrew », par la colère froide avec laquelle il prononça le mot « femme » et pourtant elle se contenta de sourire à nouveau, toute pâle.
« Nous avons fouillé le passé, reprit-elle, et nous sommes tombés sur l’Éternité en pleine expansion. Il nous sembla évident presque tout de suite qu’il y avait eu, à un point donné du physio-temps (une conception que nous avions aussi, mais sous un autre nom) une autre Réalité. Cette autre Réalité, celle dont la probabilité est maximale, nous l’appelons l’État de Base. L’État de Base nous a compris une fois, ou avait compris nos homologues à tout le moins. À cette époque, nous ne pouvions dire quelle était la nature de l’État de Base. Il ne nous était pas possible de le savoir.
« Nous savions toutefois qu’un certain Changement mis en route par l’Éternité dans le passé lointain avait réussi, grâce à l’intervention d’une probabilité statistique, à altérer l’État de Base tout le long de l’histoire temporelle jusqu’à notre siècle et au-delà. Nous nous mîmes à déterminer l’État de Base avec l’intention de défaire le mal, si mal il y avait. D’abord, nous installâmes l’ère de quarantaine que vous appelez les Siècles Cachés, isolant les Éternels du côté du passé d’avant le 70000 e siècle. Cette barrière d’isolement ne laisserait filtrer jusqu’à nous qu’un pourcentage tendant vers zéro des Changements en cours. Ce n’était pas la sécurité absolue, mais cela nous donnait du temps.
« Nous fîmes ensuite quelque chose que notre culture et notre éthique ne nous permettaient pas ordinairement de faire. Nous fîmes des investigations dans notre propre futur, notre avenir. Nous apprîmes la destinée de l’homme dans la Réalité qui existait de fait afin de pouvoir la comparer finalement avec l’État de Base. Quelque part après le 125000 e siècle, l’humanité résolvait le secret du voyage interstellaire. Elle apprenait à faire le Saut à travers l’hyper-espace. L’Humanité pouvait enfin atteindre les étoiles. »
Harlan écoutait, de plus en plus absorbé, ces explications méthodiques. Quelle était la part de vrai dans tout ceci ? Jusqu’à quel point essayait-elle de l’induire en erreur ? Il essaya de briser l’envoûtement en parlant, en interrompant le flot tranquille de ces phrases. Il dit :
« Et une fois que l’Humanité a pu atteindre les étoiles, elle le fit et quitta la Terre. Certains d’entre nous ont deviné cela.
— Alors certains d’entre vous se sont trompés. L’homme a essayé de quitter la Terre. Malheureusement, nous ne sommes pas seuls dans la Galaxie. Il y a d’autres étoiles avec d’autres planètes, ne l’oubliez pas. Il y a même d’autres intelligences. Aucune, dans cette Galaxie du moins, n’est aussi ancienne que l’Humanité. Mais jusqu’au 125000 e siècle, l’homme resta sur la Terre, des esprits plus jeunes nous rattrapèrent et nous dépassèrent, développèrent le voyage interstellaire et colonisèrent la Galaxie.
« Quand nous avons commencé d’aller dans l’espace, les pancartes étaient dressées : Occupé ! Passage interdit ! Dégagez la route ! L’Humanité retira ses patrouilles d’exploration et resta chez elle. Maintenant, elle connaissait la Terre pour ce qu’elle était : une prison entourée d’une infinité de liberté… et l’Humanité s’éteignit ! »
Harlan dit : « S’éteignit comme ça ? Absurde.
— Elle ne s’éteignit pas comme ça ; cela prit des milliers de siècles. Il y eut des hauts et des bas, mais dans l’ensemble, il y avait un manque d’ambition, un sens de la futilité, un sentiment de désespoir qui ne purent être surmontés. Il y eut ensuite un déclin du taux des naissances et, pour finir, l’extinction. Voilà ce qu’a fait votre Éternité. »
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