« Mais là où l’Éternité existe, cela a été arrêté. En allant vers le futur à partir du 28 e siècle, des choses comme cela n’arrivent pas. Père Temps, nous avons élevé notre Réalité à un niveau de bien-être bien au-dessus de tout ce que les Temps Primitifs pouvaient imaginer ; à un niveau auquel, sans l’intervention de l’Éternité, il aurait été bien improbable qu’on atteigne. »
Harlan pensa avec un certain sentiment de honte : « Qu’est-il en train d’essayer de faire ? Me faire travailler plus dur ? Je fais de mon mieux. »
Twissell reprit : « Si nous ratons notre chance maintenant, l’Éternité disparaît, et probablement pendant tout le physio-temps. Et en un seul vaste Changement, toute la Réalité revient à une probabilité maximale avec, j’en suis convaincu, la guerre atomique et la fin de l’homme.
— Je ferais mieux de regarder le volume suivant », fit Harlan. Lors de la pause suivante, Twissell dit avec impuissance :
« Il y a tant à faire. N’y a-t-il pas un moyen plus rapide ?
— Trouvez-le, répliqua Harlan. Je pense quant à moi que je dois examiner chaque page séparément. Et en détail, qui plus est. Comment puis-je aller plus vite ? »
Méthodiquement, il tourna les pages. « À la fin, reprit-il, les lettres ont tendance à se brouiller et cela signifie qu’il est temps de dormir. » Un second physio-jour s’acheva.
À 22 h 22, en physio-temps Standard, du troisième physio-jour de ses recherches, Harlan examina une page avec un étonnement tranquille et dit : « Ça y est ! »
Twissell ne comprit pas tout de suite. « Quoi ? » fit-il.
Harlan leva les yeux, le visage déformé par l’étonnement. « Vous savez, je n’y croyais pas. Par le Temps, je n’y ai jamais vraiment cru, même quand vous débitiez votre tirade au sujet des périodiques d’information et des petites annonces. »
Twissell avait compris à présent : « Vous avez trouvé ! »
Il bondit vers le volume qu’Harlan tenait et voulut s’en emparer d’une main tremblante.
Harlan tint le livre hors de portée et le referma d’un coup sec. « Un instant. Vous ne le trouveriez pas, même si je vous montrais la page.
— Que faites-vous ? s’écria Twissell. Vous l’avez perdue !
— Pas du tout. Je sais où c’est. Mais d’abord…
— D’abord quoi ?
— Il y a un autre détail non résolu, Calculateur Twissell. Vous dites que je peux avoir Noÿs. Amenez-la-moi alors. Laissez-moi la voir. »
Twissell le regarda en ouvrant de grands yeux, sa mince chevelure blanche en bataille. « Est-ce que vous plaisantez ?
— Non, dit Harlan d’un ton sec. Je ne plaisante pas. Vous m’avez assuré que vous prendriez des mesures – est-ce que vous, vous plaisantez ? – Noÿs et moi, nous serions ensemble. Vous me l’avez promis.
— Oui, je l’ai promis. C’est une question réglée.
— Alors montrez-la-moi vivante, en bonne santé, saine et sauve.
— Mais je ne vous comprends pas. Je ne l’ai pas. Personne ne l’a. Elle est toujours dans le lointain avenir où Finge a déclaré qu’elle était. Personne ne l’a touchée. Grand Temps, je vous ai dit qu’elle était saine et sauve. »
Harlan regarda fixement le vieil homme et sa tension monta. Il dit, en s’étranglant : « Vous jouez sur les mots. D’accord, elle est dans l’avenir lointain, mais quel intérêt pour moi ? Abaissez la barrière au 100000 e siècle…
— La quoi ?
— La barrière. La cabine ne peut pas la franchir.
— Vous ne m’en avez jamais rien dit, dit Twissell avec emportement.
— Je ne l’ai pas fait ? » dit Harlan stupéfait. N’avait-il rien dit ? Il y avait pensé assez souvent. N’en avait-il jamais dit un mot ? Il ne pouvait s’en souvenir à présent. Mais il serra les dents.
« D’accord, fit-il. Maintenant, je vous le dis. Abaissez-la.
— Mais la chose est impossible. Une barrière contre la cabine ? Une barrière temporelle ?
— Voulez-vous dire que vous n’en avez pas placé une ?
— Je n’en ai pas placé. Par le Temps, je le jure !
— Alors… alors… » Harlan se sentit pâlir. « Alors c’est le Comité qui l’a fait. Ils connaissent toute cette affaire et ils ont agi indépendamment de vous et… et il n’y a pas de Temps et de Réalité qui tiennent, ils peuvent toujours courir pour leur petite annonce et pour Cooper, pour Mallansohn et toute l’Éternité. Ils n’auront rien du tout. Rien du tout.
— Attendez ! Attendez ! » Twissell tira désespérément Harlan par le coude. « Gardez votre sang-froid. Réfléchissez, mon petit, réfléchissez. Le Comité n’a placé aucune barrière.
— Elle est là.
— Mais ils ne peuvent pas avoir placé une telle barrière. Personne ne l’a pu. C’est théoriquement impossible.
— Vous ne savez pas tout. Elle est là.
— J’en sais plus que n’importe qui au Comité et une telle chose est impossible.
— Mais elle est là.
— Dans ce cas… »
Et Harlan prit suffisamment conscience de ce qui l’entourait pour réaliser qu’il y avait une sorte de peur abjecte dans les yeux de Twissell ; une peur qui ne s’était pas trouvée là même quand il avait appris pour la première fois l’erreur de destination concernant Cooper et la fin imminente de l’Éternité.
Andrew Harlan regardait s’affairer les hommes d’un œil distrait. Ils l’ignoraient poliment parce qu’il était un Technicien. En temps ordinaire, lui-même les aurait ignorés un peu moins poliment parce que c’était des hommes du Service d’Entretien. Mais maintenant, il les regardait et, dans sa souffrance, il se prenait même à les envier. C’était du personnel de service du Département de la Déportation Intertemporelle en uniforme d’un gris terne, aux pattes d’épaules portant une flèche rouge à deux pointes sur fond noir. Ils utilisaient des générateurs de champ de force complexes pour tester le système de propulsion des cabines et pour voir jusqu’à quel point le transfert d’énergie s’effectuait sans encombre tout le long des puits de projection. Harlan pensait qu’ils avaient peu de connaissances théoriques en matière de « génie temporel », mais il était évident qu’ils avaient une vaste connaissance pratique du sujet.
Harlan n’avait pas appris grand-chose sur le Service d’Entretien quand il était Novice. Ou, pour être plus exact, il n’avait pas réellement désiré apprendre. Les Novices qui ne satisfaisaient pas aux épreuves étaient versés dans le Service d’Entretien. Cette « profession non spécialisée » (tel était l’euphémisme employé) était le symbole de l’échec et tout Novice évitait systématiquement le sujet.
À présent cependant, tandis qu’il regardait travailler ces « mécaniciens », Harlan s’aperçut qu’ils s’activaient sans nervosité, méthodiquement, et qu’ils semblaient raisonnablement heureux.
Pourquoi pas ? Ils étaient plus nombreux que les Spécialistes, « les vrais Éternels », dans la proportion de dix contre un. Ils vivaient selon une structure sociale qui leur était propre ; ils avaient des niveaux résidentiels qui leur étaient réservés et occupaient leurs loisirs à leur guise. Leur travail était fixé à tant d’heures par physio-jour et il n’y avait pas de pression sociale sur eux pour leur faire lier leurs activités de loisirs à leur profession. Ils avaient du temps, ce que les Spécialistes n’avaient pas, à consacrer à la littérature et aux chroniques filmées choisies dans les diverses Réalités.
C’était eux, après tout, qui avaient probablement les personnalités les plus équilibrées. Les Spécialistes, eux, avaient une existence tourmentée, fiévreuse, artificielle, en comparaison de la vie simple et régulière des gens du Service d’Entretien.
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