— Je ne pense pas que je puisse le faire.
— Vous ne pensez pas… Père Temps, vous n’avez pas le choix. Y a-t-il un autre moyen de retrouver votre fille ? »
Il n’y en avait pas. Harlan s’obligea à revenir près du tableau de commande et, ce faisant, l’émotion l’envahit de nouveau. Il n’eut pas à la rappeler. Répéter les mouvements physiques la fit renaître. La marque rouge du chronomètre commença à bouger.
Il pensa avec une sorte d’indifférence : « La dernière minute de vie ? »
Moins trente secondes.
Il pensa : « Cela ne fera pas mal. Ce n’est pas la mort. »
Il essaya de penser uniquement à Noÿs. Encore quinze secondes. Noÿs !
La main gauche d’Harlan bougea légèrement vers le contact.
Encore douze secondes.
Contact !
Sa main droite bougea.
Cinq secondes.
Noÿs !
Sa main droite bou-ZÉRO-gea spasmodiquement.
Il s’écarta d’un bond, haletant.
Twissell s’avança pour examiner le cadran : « 20 e siècle, dit-il. 19,38 pour être exact. »
Harlan dit d’une voix étranglée : « Je ne sais pas. J’ai essayé de sentir la même chose, mais c’était différent. Je savais ce que j’étais en train de faire et cela a rendu les choses différentes.
— Je sais, je sais, répondit Twissell. Peut-être tout est-il faux. Appelons cela une première approximation. » Il s’arrêta un moment pour calculer, tira un ordinateur portatif de son étui et le remit vivement en place sans le consulter. « Au diable les décimales. Disons que la probabilité est de 0,99 que vous l’ayez renvoyé au second quart du 20 e. Quelque part entre 19,25 et 19,50. Exact ?
— Je ne sais pas.
— Eh bien, maintenant, regardez. Si je prends la ferme décision de me concentrer sur cette partie du Primitif à l’exclusion de tout le reste, et si j’ai tort, il est probable que j’aurai perdu la chance que j’avais de maintenir le cercle en circuit fermé et synchronisé sur le Temps et que l’Éternité disparaîtra. La décision elle-même sera la point critique, le Changement Minimum Nécessaire, le C.M.N., qui provoquera l’altération. Je prends maintenant la décision. Je décide, irrévocablement… »
Harlan regarda autour de lui avec précaution, comme si la Réalité était devenue si fragile qu’un brusque mouvement de tête pouvait la réduire en miettes.
Harlan dit : « Je suis profondément conscient de l’Éternité. » (L’assurance de Twissell l’avait influencé au point que sa voix sonnait ferme à ses propres oreilles.)
« Alors l’Éternité existe encore », dit Twissell d’une manière brutale et terre à terre, « et nous avons pris la bonne décision. Nous n’avons plus rien à faire ici pour l’instant. Allons dans mon bureau. Nous pouvons laisser le sous-Comité envahir les lieux, si cela peut leur faire plaisir. En ce qui les concerne, le projet s’est terminé par un succès. Si c’est faux, ils ne le sauront jamais. Ni nous non plus. »
Twissell examina sa cigarette et dit : « La question qui se présente à nous maintenant est la suivante : que fera Cooper quand il se trouvera dans le mauvais siècle ?
— Je n’en sais rien.
— Une chose est évidente. C’est un garçon brillant, intelligent, imaginatif. N’êtes-vous pas d’accord ?
— Ma foi, il est Mallansohn.
— Exactement. Et il se demandait si rien ne clocherait. Une de ses dernières questions fut : « Qu’arrivera-t-il si je ne débarque pas au bon endroit ? » Vous souvenez-vous ?
— Eh bien ? » Harlan ne voyait pas du tout où l’autre voulait en venir.
« Donc il est mentalement préparé à être déplacé dans le Temps. Il fera quelque chose. Essayer de nous atteindre. Essayer de laisser des traces pour nous. Rappelez-vous-en, pendant une partie de sa vie, il a été un Éternel. C’est là un point important. » Twissell souffla un rond de fumée, le perça avec son doigt et le regarda s’enrouler et se briser. « Il est habitué à la notion de communication à travers le Temps. Il est peu probable qu’il accepte l’idée d’être abandonné dans le Temps. Il saura que nous le recherchons.
— Sans cabine et alors que l’Éternité n’existe pas au 20 e siècle, comment s’y prendrait-il pour communiquer avec nous ?
— Avec vous, Technicien, avec vous. Utilisez le singulier. Vous êtes notre spécialiste de l’Ère Primitive. Vous avez inculqué vos connaissances à Cooper. Il pensera que vous êtes la seule personne capable de découvrir ses traces.
— Quelles traces, Calculateur ? »
Twissell leva les yeux sur Harlan ; des rides se creusèrent dans son visage usé mais rayonnant d’intelligence. « Le but était de laisser Cooper dans le Primitif. Il n’est pas protégé par une barrière énergétique l’entourant de son propre physio-temps. Il est plongé tout entier dans la structure temporelle de l’époque et il le restera jusqu’à ce que vous et moi renversions l’altération. De la même manière, tout objet, signe ou message, qu’il peut avoir laissé pour nous baigne dans le Temps. Il doit sûrement y avoir des sources particulières d’information que vous avez utilisées en étudiant le 20 e siècle. Documents, archives, films, objets fabriqués, ouvrages de référence. Je veux dire des documents originaux datant du Temps lui-même.
— Oui.
— Et il les a étudiés avec vous ?
— Oui.
— Et y a-t-il un élément de référence particulier, dont vous ayez fait une analyse approfondie et qui pourrait vous permettre de remonter jusqu’à lui ?
— Je vois où vous voulez en venir, bien sûr », dit Harlan. Il s’absorba dans ses réflexions.
« Eh bien ? » demanda Twissell avec une pointe d’impatience.
Harlan répondit : « Mes revues d’information, presque certainement. Les revues d’information étaient un phénomène des premières années du 20 e siècle. Celle dont j’ai la collection presque complète date du début du 20 eet va jusqu’au 22 e.
— Bon. Maintenant, y a-t-il quelque façon, selon vous, pour Cooper d’utiliser cette revue d’information pour transmettre un message ? Souvenez-vous, il doit savoir que vous liriez ce périodique, que vous seriez familiarisé avec, que vous sauriez vous y reconnaître.
— Je ne sais pas. » Harlan secoua la tête. « Le magazine affectait un style recherché. Il était sélectif plutôt qu’exhaustif et les sujets traités étaient tout à fait imprévisibles. Il serait difficile ou même impossible de confier à son impression quelque chose que vous voudriez faire paraître. Il serait difficile à Cooper de rédiger des informations et d’être sûr de leur parution. Même s’il s’est arrangé pour obtenir un poste dans son comité de rédaction, ce qui est fort improbable, il ne pouvait être certain que ses écrits seraient approuvés tels quels par les divers rédacteurs. Je ne le pense pas, Calculateur.
— Par le Temps ! dit Twissell, réfléchissez ! Concentrez-vous sur cette revue d’information. Vous êtes au 20 e siècle et vous êtes Cooper avec son éducation et sa formation. Vous avez enseigné le garçon, Harlan. Vous avez moulé sa pensée. Maintenant, que feriez-vous ? Comment vous y prendriez-vous pour faire paraître quelque chose dans le magazine, exactement dans les termes qu’il désire ? »
Les yeux d’Harlan s’agrandirent : « Une petite annonce !
— Quoi ?
— Une petite annonce. Une notice payée qu’ils seraient obligés d’imprimer exactement selon la demande. Cooper et moi en avons discuté à l’occasion.
— Ah ! bon. Ils ont cette sorte de chose au 186 e siècle, dit Twissell.
— Pas comme au 20 e. Le 20 ereprésente un sommet en cette matière. Le milieu culturel…
— Si nous considérons maintenant la petite annonce, l’interrompit hâtivement Twissell, à quoi ressemblerait-elle ?
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