Frank Herbert - Les yeux d'Heisenberg

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Les optimhommes. Hautains, inapprochables, sans bouger de leur sphère ils dirigent le monde. Avec l’insouciance que leur donne l’immortalité. Dans l’ombre, les mystérieux Cyborgs, mi-hommes, mi-robots, guettent l’instant favorable à la prise du pouvoir. Les « Ordinaires », enfin, ne sont guère que des esclaves soutenus par leur rêve permanent : triompher de la stérilité.

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— Il fut l’un de mes maîtres, Calipine, c’est avec lui que j’ai travaillé sur des problèmes génétiques délicats.

— Mais il ne faisait pas partie de vos amis intimes, dit Nourse.

Svengaard secoua la tête ; une fois encore, il sentait peser sur lui une menace. Il ne savait pas trop à quoi s’attendre. Le gros globe rouge allait peut-être rouler sur lui, l’écraser, changer son corps en une poussière d’atomes. Mais non, les Optimhommes ne pouvaient pas faire une chose pareille. Les trois visages devenaient plus perceptibles à travers les rideaux d’énergie ; il les scruta à la recherche de quelque indice révélateur. Mais il ne vit en face de lui que des faces lisses et glacées sur lesquelles il repéra néanmoins les marques génétiques de leur fabrication. Sans cette aura de mystère, apanage de l’Optimhomme, ils auraient tout aussi bien pu être d’anonymes Stéris de la Masse.

Dans la Masse, on disait qu’ils avaient choisi d’être stériles, qu’ils envisageaient la naissance comme le commencement de la mort. Mais, pour Svengaard, les caractères génétiques imprimés sur leurs traits disaient tout le contraire.

— Pourquoi avez-vous fait appel à Potter pour ce cas particulier ? demanda Nourse.

Svengaard prit son élan pour répondre.

— Il… la structure génétique de l’embryon… presque un Optimhomme. Potter travaille souvent dans notre hôpital, il… j’ai confiance en lui ; c’est un brillant chir… ingénieur génétique.

— Dites-nous maintenant si vous entretenez des relations d’amitié avec un autre de nos pharmaciens, dit Calipine.

— Ils… je collabore avec eux quand ils viennent chez nous, répondit Svengaard.

— Calipine ! la réprimanda Nourse.

Une cascade de rire la secoua.

Svengaard devint tout rouge et sentit la colère monter en lui. À quoi tout cela rimait-il ? Ils ne savaient donc que rester là, assis, à poser des questions et à rire ? La colère lui redonna de la voix.

— Je ne suis que le chef du service génétique d’un hôpital, Nourse, un simple ingénieur de quartier. C’est moi qui m’occupe des modelages courants. Quand une opération exige un spécialiste, je suis les ordres et je fais appel à un spécialiste. Potter était le spécialiste tout indiqué en la circonstance.

— Ce n’était que l’un des spécialistes, corrigea Nourse.

— Un de ceux que je connais et que je respecte, continua Svengaard, négligeant d’ajouter le nom de l’Optimhomme.

— Dites à présent si vous êtes en colère, ordonna Calipine d’une voix qui avait retrouvé sa mélodieuse tonalité.

— Je suis en colère.

— Pourquoi ?

— Pourquoi m’avez-vous fait venir ? Pourquoi cet interrogatoire ? Ai-je commis une erreur ? Va-t-on me censurer ?

Nourse s’inclina, les mains sur les genoux.

— Vous osez nous poser des questions ?

Svengaard, l’air ahuri, regarda l’Optimhomme.

En dépit du ton impérieux de la remarque, le visage carré et osseux lui sembla calme et rassurant.

— Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous satisfaire, dit le chirurgien. Tout. Mais comment pourrai-je vous répondre ou vous aider si j’ignore ce que vous voulez ?

D’un geste de la main, Nourse arrêta Calipine qui s’apprêtait à répondre.

— Nous souhaiterions vous donner satisfaction, dit-il, mais vous comprendrez sans difficulté que c’est impossible. Comment pourriez-vous comprendre ce que nous comprenons ? Un bol de bois peut-il contenir de l’acide sulfurique ? Faites-nous confiance. Nous ne voulons que votre bien.

Svengaard se sentit envahi par une vague de réconfort. Bien sûr, il leur faisait confiance, ils représentaient l’élite génétique de l’humanité. Eux nous dirigent, Eux nous aiment, Eux prennent soin de nous.

Il poussa un soupir.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Vous avez répondu à toutes nos questions ; même celles que nous n’avons pas formulés ont trouvé une réponse.

— Maintenant, vous devez oublier tout cet entretien, précisa Calipine. Vous ne parlerez de cette conversation à personne.

Svengaard s’éclaircit la voix.

— À personne, Calipine ?

— Personne.

— Max Allgood m’a demandé de lui faire un rapport sur…

— Oubliez Max, dit-elle. Et n’ayez aucune crainte, Thei Svengaard, nous vous protégerons.

— À vos ordres, Calipine.

— Nous ne voudrions pas paraître ingrats, compte tenu de vos bons et loyaux services, ajouta Nourse, ni durs ou froids. Nous désirons que vous ayez une bonne opinion de nous. Sachez qu’il est de notre devoir de protéger l’humanité.

— Oui, Nourse.

C’étaient des paroles en l’air, dont le ton dérangea Svengaard mais qui l’aidèrent à éclaircir ses idées. Il commençait à entrevoir leurs soupçons. Il les partageait désormais. Potter avait trahi sa confiance. La destruction accidentelle de l’enregistrement, en réalité, n’avait rien d’accidentel. Très bien. Les criminels paieraient.

— Vous pouvez vous retirer, annonça Nourse.

— Nos vœux vous accompagnent, ajouta Calipine.

En s’inclinant, Svengaard remarqua que Schruille n’avait pas dit un mot ni fait un geste pendant tout l’entretien. Pourquoi ce détail seul lui faisait-il aussi peur ? Les genoux tremblants, il quitta le hall, encadré par les acolytes et leurs encensoirs fumants.

La Tuyère observa son départ jusqu’à ce qu’il ait disparu derrière la barrière protectrice.

— Encore un qui ne sait pas ce que Potter vient de réussir, commenta Calipine.

— Croyez-vous vraiment que Max l’ignore ? demanda Schruille.

— J’en suis sûr, répondit-elle.

— Alors, nous aurions dû le lui dire.

— Et lui révéler la façon dont nous l’avions appris ?

— Je connais la chanson. Émousser l’outil c’est gâcher le travail.

— Ce Svengaard c’est quelqu’un sur qui on peut compter, commenta Nourse.

— Nous marchons sur le tranchant d’une épée, il faut faire attention à l’endroit où nous mettons les pieds.

— Quelle image répugnante, remarqua Calipine. Puis en se tournant vers Nourse : dites-moi, très cher, vous vous passionnez encore pour Vinci.

— Son coup de pinceau. Une discipline très stimulante. Je l’aurai maîtrisé dans cinquante ou soixante ans d’ici. Bref, dans peu de temps.

— À condition de ne pas faire un faux mouvement, ironisa Schruille.

— Un jour, Schruille, lui dit Nourse, votre cynisme vous perdra. Et il se détourna pour étudier les compteurs, les sondeurs, les caméra-espions et les écrans qui meublaient le mur intérieur de la sphère.

— Tout a l’air calme aujourd’hui, Cal. Si nous laissions le contrôle à Schruille pour aller nous baigner et nous offrir une séance de pharmacie ?

— La forme, la forme, se plaignit Schruille. N’avez-vous jamais pensé à faire vingt-cinq longueurs de piscine au lieu de vingt ?

— Vous dites des choses aberrantes en ce moment, remarqua Calipine. Voudriez-vous que Nourse déséquilibre son taux d’enzymes ? Je n’arrive pas à vous comprendre.

— Parce que vous n’essayez pas.

— Peut-on faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle.

— Mon cycle m’a plongé dans la plus atroce des monotonies. Pouvez-vous y remédier ?

Nourse regarda Schruille à travers le viseur prismatique. Le ton un peu geignard lui portait de plus en plus sur les nerfs. Il commençait à regretter qu’une communauté des goûts et des exigences corporelles les ait rapprochés pour l’exercice de cette charge. Quand ils en auraient terminé, peut-être…

— L’ennui, fit Calipine. Elle haussa les épaules.

— On peut trouver une certaine satisfaction dans l’ennui, dit Nourse. C’est Voltaire qui a dit cela je crois.

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