— C’est ce qu’elle a voulu dire ?
— Et elle connaît le sort réservé aux hérétiques, mieux que personne.
— Sans aucun doute, conclut Boumour.
Svengaard avait déjà vu l’immeuble dans des projections 3-D et dans des spectacles vidéo. Il avait pu s’en faire une idée d’après les descriptions de la salle du Conseil, mais il n’avait jamais rêvé qu’il pourrait un jour se trouver devant la barrière antiseptique que baignait l’éclat cuivré du soleil couchant.
Devant lui, sur la colline, des cabines d’ascenseurs saillaient comme des verrues de plasmeld ; sur les collines avoisinantes s’entassaient des immeubles qu’on aurait pu prendre de loin pour des affleurements rocheux.
Une femme le croisa sur l’esplanade ; elle traînait un chariot collé au sol, rempli de paquets de formes curieuses. Le contenu de ces paquets alarma Svengaard qui n’osa interroger la femme ou montrer une curiosité indue.
Le triangle rouge d’une pharmacie brillait sur un pilier à côté de lui. Il le dépassa et jeta un regard en arrière sur son escorte.
Il avait traversé en tube la moitié du continent dans une voiture réservée à lui et à son escorte, un agent de T-Sécurité, vêtu d’un costume gris. Et il s’était enfoncé dans les profondeurs du Centre, l’agent toujours sur ses talons.
Le médecin commença à monter les marches.
Déjà, le Centre l’écrasait de tout son poids. L’endroit respirait la catastrophe. Bien qu’il soupçonnât vaguement l’origine de cette impression, il ne parvenait pas à s’en débarrasser.
Elle résultait de ces superstitions populaires qu’on ne peut jamais déraciner complètement, estimait-il. Dans l’ensemble, les gens de la masse ignoraient les mythes ou les légendes antiques sauf lorsqu’ils concernaient les Optimhommes. Pour l’inconscient de la masse, le Centre et les Optimhommes se teintaient d’une coloration maléfique alimentée par une crainte respectueuse conjuguée à une admiration sans borne.
— Pourquoi m’ont-ils convoqué ? se demandait Svengaard, car l’agent de la Sécurité était resté muet sur ce sujet.
Arrêtés par le mur, ils attendaient, silencieux, inquiets.
Même l’agent avait l’air énervé, remarqua Svengaard.
Pourquoi m’ont-ils convoqué ?
L’agent s’éclaircit la voix.
— Vous n’avez pas oublié les règles du protocole ?
— Je ne crois pas.
— Une fois arrivé dans l’entrée, marchez au même pas que les gardes qui vous escorteront. Vous allez être interrogé par la Tuyère : Nourse, Schruille et Calipine. Souvenez-vous de les appeler par leur nom quand vous vous adresserez à chacun d’eux en particulier. N’employez jamais des mots tels que « mourir », « tuer » ou « mort » ; évitez même ces concepts dans la mesure du possible. Laissez-les maîtres de la conversation. Ne prenez pas d’initiative, cela vaut mieux.
Tout tremblant, Svengaard prit une profonde inspiration.
M’ont-ils appelé pour me faire monter en grade ? Oui, ça doit être ça ; j’ai fait mon apprentissage sous l’égide de Potter et Igan. Et maintenant, je vais être promu au Centre.
— Et ne dites pas médecin, acheva l’agent. Ici, les médecins s’appellent pharmaciens et ingénieurs génétiques.
— Je comprends.
— Allgood attend un rapport complet sur cet entretien.
— Oui, bien sûr.
La barrière protectrice se leva.
— À vous de jouer, dit l’agent.
— Vous ne venez pas avec moi ?
— Pas invité. L’agent fit demi-tour et redescendit l’escalier.
Après avoir avalé sa salive, Svengaard franchit le portique nimbé d’argent et se retrouva dans un grand vestibule escorté par six hommes, trois de chaque côté, qui balançaient en cadence des encensoirs d’où s’élevaient des nuages de fumées roses. Svengaard décela la présence d’antiseptique dans cette fumée.
À l’extrémité du hall s’épanouissait un énorme globe rouge par les ouvertures duquel s’échappaient des éclairs et des clignotements lumineux ; les formes mouvantes qui s’agitaient à l’intérieur fascinèrent le médecin.
Les gardes le firent s’arrêter à vingt pas de l’ouverture. Levant les yeux vers la Tuyère, il reconnut, à travers les rideaux d’énergie, Nourse au centre, flanqué de Calipine et Schruille.
— Je suis venu, dit-il, et il marmonna les compliments que l’agent lui avait recommandé d’employer tout en frottant ses paumes moites contre sa plus belle tunique.
Nourse prit la parole d’une voix caverneuse.
— Vous êtes l’ingénieur génétique, Svengaard.
— Thei Svengaard, oui… Nourse.
Il prit une profonde inspiration. Avaient-ils remarqué l’hésitation alors qu’il se souvenait de l’ordre de l’agent : les appeler par leur nom ?
Nourse sourit.
— Vous avez été récemment assistant pour une opération génétique sur un embryon provenant d’un couple nommé Durant, déclara-t-il. L’ingénieur en chef préposé au modelage était Potter.
— Oui, Nourse, j’étais l’assistant.
— Il s’est produit un accident pendant l’opération, dit Calipine.
Elle avait une curieuse voix chantante et Svengaard, en fait, s’aperçut qu’elle ne lui avait pas posé de question mais qu’elle lui avait ramené en mémoire un détail sur lequel elle voulait attirer son attention. Il commença à s’inquiéter sérieusement.
— Un accident, oui… Calipine.
— Avez-vous suivi attentivement le déroulement de l’opération ? demanda Nourse.
— Oui, Nourse. Et Svengaard dirigea son regard sur Schruille qui était assis, silencieux et pensif.
— Donc, maintenant, fit Calipine, vous êtes en mesure de nous révéler ce que Potter nous a caché.
Svengaard se rendit compte avec affolement qu’il avait perdu sa voix ; il ne put que secouer la tête en signe de négation.
— Il n’a rien caché ? demanda Nourse. C’est ce que vous voulez dire ?
Svengaard acquiesça.
— Nous ne vous voulons aucun mal, Thei Svengaard, intervint Calipine. Vous pouvez parler en toute confiance.
Le médecin avala sa salive et s’éclaircit la voix.
— Je… dit-il… la question… je n’ai… rien remarqué. Il s’arrêta puis, se rappelant qu’il devait s’adresser à son interlocutrice en l’appelant par son nom, il ajouta : « Calipine » au moment précis où Nourse commençait à parler. Nourse s’interrompit, en fronçant les sourcils.
Calipine pouffa.
— Vous nous avez avoué avoir suivi le modelage génétique, reprit Nourse.
— Je… je n’avais pas l’œil collé au microscope, répondit Svengaard, Nourse. Je… euh… le travail de l’assistant, c’est de donner des ordres à la manipulatrice, d’actionner les touches de l’ordinateur, etc.
— Dites-nous maintenant si la manipulatrice était une de vos amies, ordonna Calipine.
— Je… elle… Svengaard s’humecta les lèvres du bout de la langue. Que cherchent-ils exactement ? Nous travaillons ensemble depuis des années, Calipine, mais je ne peux pas dire que c’était une amie. Nous travaillons ensemble, c’est tout.
— Avez-vous examiné l’embryon après l’opération ? demanda Nourse.
À ce moment, Schruille se leva, les yeux vrillés sur Svengaard.
— Non, Nourse, répondit ce dernier. Mon travail consistait à alimenter l’éprouvette et à vérifier le bon fonctionnement des appareils. Il prit une profonde inspiration. Après tout, ils cherchaient peut-être simplement à le mettre à l’épreuve, mais toutes ces questions insidieuses…
— Maintenant dites-nous si Potter compte parmi vos amis, demanda Calipine.
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