— Venez, Rik.
Rik écarquillait les yeux. Rien de vivant ! Pas une plante ! Rien que d’énormes masses de pierres et des pans de couleur. Il n’avait jamais imaginé que des maisons pussent être aussi gigantesques. Quelque chose frémit dans son esprit. L’espace d’une seconde, cette démesure cessa de lui paraître tellement étrange… Puis la porte de sa mémoire se referma.
Une voiture passa comme une trombe.
— Ce sont des Écuyers ? demanda-t-il dans un souffle.
Il n’avait eu le temps de jeter qu’un rapide coup d’œil cheveux coupés court, manches bouffantes aux tons vifs – toute la palette, du bleu au violet –, culottes taillées dans un tissu ayant l’aspect du velours, longs bas étincelants que l’on eût dit faits de minces fils de cuivre. Les occupants du véhicule n’avaient pas daigné poser leurs regards sur Rik et sur Terens.
— Oui… des jeunes, répondit ce dernier.
Il n’en avait pas vu d’aussi près depuis qu’il avait quitté Sark. Là-bas, ils étaient insupportables mais, au moins, ils étaient chez eux. Les Anges n’étaient pas à leur place. Ici, trente pieds au-dessus de l’Enfer. A nouveau, Terens réprima un sursaut de haine inutile.
Une plate-forme biplace les dépassa avec un sifflement. Un nouveau modèle à soufflerie incorporée. Elle filait sans heurts à deux pouces de la surface du sol, les bords de son capot arrière plat et brillant relevés pour briser la résistance de l’air. Néanmoins, le frottement était suffisant pour produire le sifflement caractéristique qui annonçait les patrouilleurs.
Ils étaient puissamment bâtis – comme tous les patrouilleurs la face large et aplatie, les cheveux noirs et raides, le teint bistre. Pour les indigènes, les patrouilleurs se ressemblaient tous. Leur tenue d’un noir luisant, rehaussée de boucles et de boutons ornementaux d’argent stratégiquement disposés pour attirer L’œil, réduisait l’importance du visage, ce qui contribuait à renforcer cette apparente similitude.
L’un d’eux était aux commandes. L’autre sauta légèrement par-dessus l’étroit rebord de la plate-forme.
— Papiers, lança-t-il mécaniquement. – Il rendit à Terens ses documents d’identité après les avoir effleurés d’un rapide coup d’œil. – Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je vais à la bibliothèque. Cela fait partie de mes privilèges.
Le patrouilleur se tourna vers Rik.
— Et vous ?
— Je…
Terens ne le laissa pas aller plus loin :
— C’est mon assistant.
— Il ne bénéficie pas des prérogatives des Prud’hommes.
— Je me porte garant de lui.
Le patrouilleur haussa les épaules.
— Cela vous regarde. Les Prud’hommes ont des privilèges mais ce ne sont pas des Écuyers. Souvenez-vous-en, mon garçon.
— Je m’en souviendrai, chef. A propos, pourriez-vous me dire où se trouve la bibliothèque ?
Le patrouilleur lui indiqua la direction à prendre en agitant son pistolet-aiguille au canon effilé. Du point où ils se tenaient, la bibliothèque était une éclatante tache vermillon ; les étages supérieurs avaient une nuance pourpre. A mesure qu’ils s’approchaient, celle-ci gagnait vers le bas.
— C’est horrible ! s’exclama Rik avec une soudaine véhémence.
Terens lui décocha un regard surpris. Il s’était habitué à ce genre de décor sur Sark mais lui aussi trouvait le bariolage criard de la Cité Haute assez vulgaire. Il est vrai qu’elle était plus sarkite que Sark elle-même. Sur Sark, les gens n’étaient pas tous des aristocrates. Il existait même des Sarkites pauvres ; certains avaient une vie à peine plus large que celle du Florinien moyen. Seulement, la Cité Haute était réservée à la pointe extrême de la pyramide. La bibliothèque en était la preuve.
Elle était plus vaste que la plupart des bibliothèques de Sark, beaucoup plus que ne l’exigeaient les besoins de la Cité Haute : tels étaient les avantages de la main-d’œuvre à bon marché.
Terens s’arrêta devant la rampe incurvée qui menait à l’entrée principale. Le motif coloré qui la décorait donnait une illusion de marches – ce qui déconcerta quelque peu Rik qui trébucha mais cela conférait à l’édifice la touche d’archaïsme indispensable qu’affectaient traditionnellement les bâtiments académiques.
Le hall, immense et froid, était désert. Derrière le bureau qui en constituait tout l’ameublement, la bibliothécaire avait l’air d’un pois ridé dans une gousse distendue. Elle leva la tête et faillit bondir sur ses pieds.
— Je suis un Prud’homme jouissant, de prérogatives spéciales, s’empressa de déclarer Terens. Cet indigène est sous ma responsabilité.
Il s’avança, ses papiers à la main.
La bibliothécaire se rassit, la mine revêche. Elle saisit un petit disque de métal argenté et le lança à Terens qui y appuya son pouce droit. Elle glissa alors l’objet dans une fente. Une lueur violette scintilla brièvement.
— Salle 242, annonça-t-elle.
— Je vous remercie.
Les cabines du second étage avaient le glacial anonymat de maillons juxtaposés en une chaîne sans fin. Certaines d’entre elles étaient occupées : leurs portes de glassite étaient comme couvertes d’une couche de givre opaque. La plupart étaient cependant libres.
— Deux cent quarante-deux, fit Rik d’une voix qui chevrotait.
— Qu’avez-vous, Rik ?
— Je ne sais pas. Je me sens très excité.
— Etes-vous déjà entré dans une bibliothèque ?
— Je ne sais pas.
Terens appuya le pouce sur le rond d’aluminium qui, quelques instants plus tôt, avait été sensibilisé à son empreinte digitale. La porte transparente s’ouvrit. Quand les deux hommes furent entrés, elle se referma silencieusement et devint opaque. On eût dit que, derrière, quelqu’un avait tiré un rideau.
Ils se trouvaient dans une pièce carrée de deux mètres de côté, sans fenêtre, ni ornements, baignée d’une lumière diffuse émanant du plafond. L’aération était assurée par une ventilation d’air forcée. Le mobilier se limitait à un bureau courant d’un mur à l’autre et à un banc capitonné. Trois « lecteurs » étaient posés sur ce bureau, leur écran laiteux incliné selon un angle de trente degrés. Une série de boutons complétait ce dispositif.
— Savez-vous ce que c’est ?
Terens s’assit et posa sa main lisse et dodue sur l’un des lecteurs.
Rik s’assit à son tour.
— Des livres ? demanda-t-il avec curiosité.
Terens fit la moue.
— Comme nous sommes dans une bibliothèque, c’était facile à deviner et cela ne nous avance guère. Savez-vous comment fonctionne un lecteur ?
— Non… Je ne crois pas, Prud’homme.
— Vous êtes sûr ? Réfléchissez un peu.
Rik essaya vaillamment.
Non, Prud’homme. Je regrette…
— Eh bien, je vais vous montrer. Regardez ! D’abord, vous avez là un bouton portant le mot « catalogue » où sont inscrites les lettres de l’alphabet. Comme nous voulons d’abord consulter l’encyclopédie, nous allons placer le cran sur la lettre E, et abaisser le levier.
Il joignit le geste à la parole. Plusieurs choses se produisirent alors. Des caractères se formèrent sur le voyant, noirs sur fond jaune, tandis que la lumière qui tombait du plafond s’estompait. Un panneau jaillit comme une langue devant chacun des lecteurs ; le centre en était matérialisé par un faisceau ponctuel. Terens manœuvra une manette et ces panneaux rentrèrent tous les trois dans leur logement.
— Nous ne prendrons pas de notes, dit le Prud’homme. Maintenant, poursuivit-il, nous pouvons explorer la liste des E grâce à cet autre bouton.
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