— Il y a eu une conférence intercontinentale aujourd’hui, annonça l’Écuyer.
— Vraiment, murmura l’ambassadeur.
Abel écouta sans broncher l’autre relater le déroulement de la conférence.
— Et nous avons vingt-quatre heures, conclut Steen avec indignation. Seize se sont déjà écoulées. Ma parole !
— Et vous êtes X, s’exclama Junz qui avait manifesté une fébrilité croissante à mesure que Steen parlait. Vous êtes X. Vous vous êtes réfugié ici parce que Fife vous a arraché votre masque. C’est excellent ! Abel, nous tenons notre preuve en ce qui concerne l’identité du spatio-analyste. Nous allons pouvoir exiger qu’on nous le livre en échange de cet homme.
La voix flûtée de Steen eut du mal à dominer le timbre puissant de Junz.
— Ma parole ! Mais, ma parole… Vous êtes fou ! Taisez-vous !
Laissez-moi parler, vous dis-je !… Comment s’appelle-t-il, Excellence ? Je ne me rappelle plus son nom.
— Le docteur Selim Junz, messire.
— Dr Selim Junz, je n’ai jamais vu de ma vie ce spatio-analyste, cet idiot, cet individu quoi qu’il puisse être. Et je n’ai jamais entendu pareille absurdité. Je ne suis absolument pas X. Parole… Je vous serais reconnaissant de ne plus utiliser cette lettre imbécile. Allez-vous ajouter foi au ridicule mélodrame de Fife ? Ma parole !
Mais Junz ne renonçait pas à son idée.
— En ce cas, pourquoi vous êtes-vous enfui ?
— Au nom de Sark, n’est-ce pas évident ? C’est à mourir de rire ! Parole ! Vous ne voyez pas quel jeu jouait Fife ?
Abel l’interrompit pour dire d’une voix tranquille :
— Si vous vous expliquiez, messire. Il n’y aurait pas d’interruption.
— Mille grâces, fit Steen sur le ton de la dignité outragée. Les autres me regardent de haut parce que je ne comprends pas quel intérêt il y a à compulser des états, des statistiques et autres choses aussi assommantes. Ma parole, j’aimerais savoir à quoi servirait l’administration publique ? Un Grand Écuyer ne pourrait-il donc pas être un Grand Écuyer ?
« Mais ce n’est pas parce que j’aime mon confort que je suis un niais. Parole ! Les autres sont peut-être aveugles mais je suis capable de m’apercevoir que Fife se moque de ce spatio-analyste comme d’une guigne. Je ne sais d’ailleurs même pas s’il existe. C’est une idée qui a germé dans la tête de Fife l’année dernière et, depuis, il nous manœuvre comme des pantins.
« Il nous prend pour des crétins, ma parole ! Et il est vrai que les autres sont des crétins. De dégoûtants crétins ! C’est lui qui a monté cette histoire sans queue ni tête. Je ne serais pas étonné si cet indigène censé avoir tué des patrouilleurs à la douzaine n’était qu’un espion de Fife affublé d’une perruque rouge. Et si c’est vraiment un indigène, je suppose qu’il est à sa solde. Ça ne me surprendrait pas. Parole ! Fife n’hésiterait pas à utiliser des indigènes contre ses frères de race. Voilà comment il est…
« En tout cas, une chose saute aux yeux : il s’en sert pour nous ruiner, nous, et pour devenir le dictateur de Sark. Vous ne trouvez pas que c’est évident ?
« X n’existe pas mais, si on n’y met pas le holà, demain les émissions sub-éthériques seront pleines d’ordres du jour et de déclarations d’urgence dénonçant complots et conspirations, et Fife se nommera Chef. Il n’y a plus de Chef sur Sark depuis cinq cents ans mais cela ne l’arrêtera pas. Il suspendra la constitution, voilà tout. Ma parole !
« Seulement, j’ai l’intention de l’en empêcher. C’est pour ça que je suis parti. Si j’étais resté à Steen, il m’aurait fait placer en résidence surveillée.
« Dès que la conférence a été terminée, j’ai vérifié. Eh bien, mon astrodrome privé était aux mains de ses hommes ! C’est une violation ouverte de l’autonomie continentale… Une gredinerie… Ma parole ! Mais il a beau être une crapule, il n’est pas si malin que ça. Il pensait que les uns ou les autres pourraient quitter la planète et il a, en conséquence, fait surveiller les astrodromes Mais… – Steen prit un air matois et un gloussement spectral s’échappa de ses lèvres – … mais il n’a pas songé aux gyroports. Il s’était probablement dit que nous ne trouverions nulle part de refuge sur Sark. Moi, j’ai songé à l’ambassade trantorienne. Pas les autres. D’ailleurs, ils me fatiguent. Surtout Bort. Vous le connaissez, Bort ? D’un grossier ! Réellement immonde ! A l’entendre, il y aurait quelque chose d’anormal à être propre et à sentir bon.
Steen se pinça le nez et respira doucement.
Abel posa légèrement la main sur le poignet de Junz qui s’agitait sur son siège.
— Vous avez laissé votre famille derrière vous, dit l’ambassadeur. Vous n’avez pas songé qu’elle constituait une arme contre vous entre les mains de Fife ?
Steen rougit imperceptiblement.
— Je ne pouvais guère entasser tous mes petits mignons dans un gyro. Et Fife n’osera pas les toucher. N’importe comment, je serai de retour demain.
— Comment cela ?
L’Écuyer dévisagea Abel avec ahurissement.
— Je vous propose mon alliance, Excellence. Vous n’allez pas me dire que Trantor se désintéresse de Sark. Je ne doute pas que vous ferez savoir à Fife que toute tentative visant à modifier la constitution obligerait Trantor à intervenir.
— Je vois mal comment cela pourrait se faire même si j’avais l’accord de mon gouvernement.
— Comment cela pourrait-il ne pas se faire, plutôt ! s’exclama Steen avec indignation. Si Fife s’assure le contrôle de toute la production du kyrt, il fera monter les prix, il exigera des concessions pour garantir la rapidité de la livraison… toutes sortes de choses.
— Les cinq Grands Écuyers n’ont-ils pas actuellement la haute main sur les prix ?
Steen se pencha en arrière.
— Ma parole, je ne connais pas tous les détails ! Dans deux minutes, vous allez me demander des chiffres. Seigneur ! Vous valez Bort ! – Se ressaisissant, il eut un petit rire nerveux et reprit : – Je plaisante, bien sûr. Ce que je voulais dire est que, une fois Fife éliminé, un arrangement entre Trantor et nous quatre deviendrait possible. En échange de son aide, il ne serait que juste d’accorder à Trantor un traitement préférentiel, voire de petits dividendes.
— Mais comment empêcherons-nous qu’une intervention ne dégénère en conflit galactique ?
— Parole, c’est pourtant clair comme le jour ! Vous ne seriez pas agresseurs. Vous vous bornerez à prévenir une guerre civile qui bouleverserait le commerce du kyrt. J’annoncerai que j’ai réclamé votre assistance. L’accusation d’agression tombera d’elle-même. Toute la galaxie sera avec vous. Et si, ensuite, Trantor en tire un bénéfice, cela ne regarde personne. Ma parole…
Abel se perdit dans la contemplation de ses mains croisées.
— Je ne puis croire que vous songiez réellement à vous coaliser avec Trantor.
Une lueur de haine brilla un instant dans le regard de Steen qui laissa tomber avec un sourire crispé.
— Mieux vaut Trantor que Fife.
— Menacer d’employer la force ne me plaît guère, dit l’ambassadeur. Ne vaudrait-il pas mieux attendre, laisser la situation évoluer…
Steen le coupa :
— Non ! Non ! Il ne faut pas attendre un jour de plus, ma parole. Si vous n’agissez pas tout de suite avec fermeté, il sera trop tard après. Lorsque le sursis de vingt-quatre heures sera écoulé, Fife ne pourra plus faire marche arrière sans perdre la face. Accordez-moi immédiatement votre aide et la population de Steen sera derrière moi, les autres Grands Écuyers se rallieront. Si vous tergiversez ne serait-ce qu’un-seul jour, la propagande de Fife commencera d’agir. On me noircira, on me fera passer pour un renégat. Parole ! Moi… Moi… un renégat ! Il fera appel aux préjugés antitrantoriens et, sans vouloir vous offenser, ils pèsent lourd.
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