— Bien sûr, mon cher, bien sûr. Tout de même, si l’on tue mes hommes à coups de fulgurant, il faut vraiment que Sark ne manque pas d’audace. Un accident pourrait fort bien vous arriver avant la fin de la nuit. Attendons de voir ce que demain va nous apporter.
Les protestations de Junz qui le pressait de passer à l’action furent vaines. Abel, sans perdre son air indifférent, presque négligent, devint subitement dur d’oreille, et Junz fut reconduit à sa chambre avec politesse et fermeté.
Dans son lit, il contempla fixement les fresques légèrement lumineuses du plafond (elles reproduisaient avec une habileté modérée la Bataille des Lunes Arcturiennes de Lenhaden). Il savait qu’il ne pourrait pas dormir. Soudain, il respira – une légère bouffée de gaz – de la somnine – et il perdit conscience avant d’en avoir aspiré une seconde. Cinq minutes plus tard, un courant d’air chassa l’anesthésique de la chambre. Junz avait suffisamment absorbé de somnine pour dormir huit heures d’un sommeil réparateur.
Quand il se réveilla, la froide et blafarde lumière de l’aube baignait la pièce. Les yeux papillotants, il considéra Abel.
— Quelle heure est-il ? lui demanda-t-il.
— Six heures.
— Par l’espace ! – Ses jambes maigres émergèrent des draps. Vous vous levez tôt.
— Je n’ai pas dormi.
— Comment ?
— Cela me manque, croyez-moi. Je ne réagis plus à l’antisomnine comme quand j’étais jeune.
— Je vous demande quelques instants, murmura Junz.
Ses ablutions ne prirent guère de temps. Il réapparut, serrant la ceinture de sa tunique.
— Alors ? fit-il en en ajustant la couture magnétique. Je suppose que vous n’avez pas passé une nuit blanche et que vous ne me réveillez pas à six heures du matin pour rien ?
— Vous avez raison.
Abel s’assit sur le lit et, rejetant la tête en arrière, éclata de rire. Un rire aigu et un peu voilé découvrant des dents de matière plastique, puissantes et d’une teinte tirant sur le jaune, qui paraissaient incongrues dans ses gencives déchaussées.
— Excusez-moi, Junz. Je ne suis pas tout à fait dans mon état normal. J’ai la tête vide d’avoir veillé toute la nuit et de m’être drogué. Je songe presque à suggérer à Trantor de nommer quelqu’un de plus jeune à ma place.
— Auriez-vous appris qu’ils n’ont pas capturé le spatio-analyste, après tout ? fit Junz avec une nuance de sarcasme à travers lequel perçait néanmoins un espoir soudain.
— Hélas non. Ils l’ont bel et bien capturé. Ma joie, je le crains est entièrement due au fait que notre réseau est intact.
Junz se retint de s’exclamer :
« Au diable votre réseau ! »
— Il ne fait pas de doute que les Sarkites savaient que Khorov était un de nos agents, poursuivit Abel. Peut-être connaissent-ils d’autres hommes qui travaillent pour nous sur Florina. Mais ce n’est que du menu fretin. Les Sarkites ne l’ignoraient pas et ils n’ont jamais jugé utile de prendre des mesures contre eux. Ils se bornaient à les surveiller.
— Ils en ont tué un, lui rappela Junz.
— Non. C’est un des amis du spatio-analyste, déguisé en patrouilleur, qui a tiré.
Junz ouvrit de grands yeux.
— Je ne comprends pas, murmura-t-il.
— C’est une histoire assez compliquée. Voulez-vous partager mon petit déjeuner ? Je meurs de faim.
Tout en prenant le café, Abel narra les événements qui avaient marqué les dernières trente-six heures.
Junz était abasourdi. Il reposa sa tasse à moitié pleine et l’oublia complètement.
— Même en admettant qu’ils se soient introduits précisément à bord de ce navire-là, le fait demeure qu’ils n’ont peut-être pas été repérés. Si vous envoyez des gens à vous à leur rencontre quand l’astronef atterrira…
— Allons donc ! Vous savez aussi bien que moi qu’un navire moderne ne peut manquer de déceler un excès de chaleur corporelle !
— Il se peut que le phénomène soit passé inaperçu. Les instruments sont peut-être infaillibles, pas les hommes.
— Vous prenez vos désirs pour des réalités. Sachez que d’après les rapports tout à fait dignes de foi, tandis que le vaisseau à bord duquel se trouve le spatio-analyste approche de Sark, l’Écuyer de Fife est en conférence avec les autres Grands Écuyers. Ces conférences intercontinentales sont généralement aussi espacées que les étoiles de la galaxie. Croyez-vous que ce soit une coïncidence ?
— Une conférence intercontinentale à propos d’un spatio-analyste ?
— Le sujet est insignifiant en soi, c’est vrai. Mais nous lui avons fait acquérir de l’importance. Le Bureau interstellaire d’Analyse spatiale recherche cet homme depuis un an avec une remarquable obstination.
— Pas le Bureau, objecta Junz. Moi. J’ai travaillé d’une manière quasi officieuse.
— Les Écuyers n’en savent rien et, si vous le leur disiez, ils ne vous croiraient pas. De plus, Trantor s’est intéressé à l’affaire.
— Sur ma demande.
— Cela aussi ils l’ignorent, et ils ne vous croiraient pas davantage.
Junz se leva et sa chaise s’éloigna automatiquement d’e la table. Les mains nouées derrière le dos, il se mit à faire les cent pas. De temps en temps, il décochait un coup d’œil dépourvu d’aménité à Abel qui remuait sa seconde tasse de café sans émotion apparente.
— Comment êtes-vous au courant de tout cela ? demanda le représentant du B.I.A.S.
— Qu’entendez-vous par tout cela ?
— Comment et pourquoi le spatio-analyste s’est évadé. De quelle façon le Prud’homme a échappé à ses poursuivants. Avez-vous l’intention de me faire prendre des vessies pour des lanternes ?
— Mon cher ami…
— Vous avez reconnu que vous avez lancé vos agents aux trousses du spatio-analyste à mon insu. Vous avez fait en sorte que je ne sois pas sur votre chemin cette nuit afin d’avoir les coudées franches. Vous ne vouliez pas prendre de risques.
Soudain, Junz se rappela cette odeur de somnine…
— Je suis resté toute la nuit en contact avec certains de mes agents, Docteur Junz. Ce que j’ai fait et appris entre sous la rubrique… comment dirais-je ?… renseignements confidentiels. Il fallait que vous soyez sur la touche et, en même temps, que votre sécurité soit assurée. Ce sont justement les informations recueillies au cours de la nuit que je viens de vous révéler.
— Pour en savoir aussi long, il faudrait que vous ayez des espions au sein du gouvernement sarkite lui-même !
— Naturellement.
Junz pivota sur ses talons et fit face à l’ambassadeur.
— Allons donc !
— Cela vous surprend ? Certes, la stabilité du gouvernement sarkite et la loyauté de la population sont proverbiales. Cela s’explique bien simplement : le plus pauvre des Sarkites est un seigneur en comparaison des Floriniens et il peut se considérer, bien que ce ne soit qu’une illusion, comme un membre de la classe dirigeante.
Toutefois, n’oubliez pas que Sark n’est pas une planète de milliardaires en dépit de ce que pense la quasi-totalité de la galaxie. Il y a un an que vous y résidez et vous avez dû le constater. Quatre-vingts pour cent de la population possède un niveau de vie égal à celui des habitants des autres planètes et guère plus élevé que celui des Floriniens eux-mêmes. Il y aura toujours un certain nombre de Sarkites nécessiteux que l’opulence où nage une petite minorité de leurs compatriotes exaspérera suffisamment pour qu’ils acceptent de servir mes desseins.
« C’est là la faiblesse majeure du gouvernement sarkite depuis des siècles, la notion de rébellion se cristallise sur Florina, et elle seule. Le régime au pouvoir a oublié de veiller au grain à l’intérieur.
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