Il avait recouvré en partie sa maîtrise de soi quand Genro le rejoignit.
— Dites-moi, fit ce dernier, cela ne vous ennuierait pas que je fasse un petit essai ?
— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit le Prud’homme avec une indifférence bien imitée. Savez-vous piloter ce modèle ?
— Je crois, dit Genro avec un léger sourire. Je me flatte de pouvoir piloter n’importe quel type de navire de série. Je vous avouerai que j’ai pris la liberté d’appeler la tour de contrôle. Il y a un silo de décollage disponible. Voici ma licence, si vous voulez la voir avant que je prenne le départ.
Terens jeta un coup d’œil superficiel au document.
— Installez-vous aux commandes, dit-il.
Le yacht émergea lentement du hangar, flottant à quelques centimètres au-dessus du sol grâce à sa coque diamagnétisée, massif comme une baleine.
Terens observait Genro qui effleurait à peine les instruments de commande du bout des doigts. Ses gestes étaient précis et, sous ses mains, le navire devenait un être vivant. Le yacht réagissait à la moindre sollicitation ; l’image du terrain en réduction se déplaçait sur l’écran panoramique.
L’engin s’immobilisa exactement au bord d’un silo de décollage. Le champ diamagnétique s’intensifia progressivement au niveau de la proue qui commença de se redresser. Par bonheur. comme la cabine de pilotage, montée sur cardans universels, pivotait sur elle-même pour compenser la modification de gravité, Terens ne s’en rendait pas compte. Les ailerons de poupe s’encastrèrent dans les sillons de la fosse prévus à cet effet et le yacht pointa son nez majestueusement vers le ciel.
La chemise de duralite protégeant l’âme du silo glissa dans son logement, découvrant le revêtement neutralisé, de cent mètres d’épaisseur qui épongerait les torrents d’énergie jaillissant des moteurs hyperatomiques.
Après un dialogue mystérieux avec la tour de contrôle, Genro annonça :
— Décollage dans dix secondes.
A l’intérieur d’un tube de quartz, une plage rouge se déploya, marquant l’égrenage des secondes. Quand elle atteignit le haut du tube, le circuit se ferma et la puissance des générateurs se déchaîna.
Terens se sentit écrasé sur son siège. Un sentiment de panique l’envahit.
— Comment se comporte l’appareil ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Genro était apparemment insensible aux effets de l’accélération. Son timbre était presque normal quand il répondit :
— A peu près correctement.
Terens s’affaissa contre le dossier, s’efforçant de résister à la pression. Sur l’écran, les étoiles brillaient d’un éclat plus dur à mesure que l’atmosphère devenait plus ténue. Sa chemise de kyrt était froide et humide sur la peau de Terens.
Ils étaient maintenant dans l’espace. Genro adopta une vitesse de croisière. Terens n’avait aucun moyen immédiat de le savoir mais il voyait les astres se déplacer d’un mouvement régulier sur l’écran tandis que les doigts minces et effilés du pilote caressaient les commandes comme si elles étaient les touches d’un instrument de musique. Finalement, un segment de sphère orangé occupa toute la surface de l’écran.
— Pas mal, dit Genro. Vous entretenez bien votre engin, Deamone. Il est petit mais il se défend.
— Je suppose que vous aimeriez faire un essai de vitesse et vous rendre compte de ses capacités de saut, fit prudemment. Terens. Ne vous gênez pas. Je n’y vois aucun inconvénient.
Genro hocha affirmativement la tête.
— Parfait. Où voulez-vous que nous allions ? – Il hésita et enchaîna. – Pourquoi ne pas rallier Sark ?
La respiration de Terens s’accéléra légèrement. C’était ce qu’il avait espéré. Il était sur le point de croire qu’il évoluait dans un univers magique. Les événements le poussaient sans qu’il y fût pour rien. Il n’eût pas été difficile de le persuader que tout était l’expression d’un plan. Les superstitions que les Écuyers encourageaient chez les indigènes avaient peuplé son enfance et c’était là chose malaisée à extirper. Rik, dont la mémoire était en train de renaître, était sur Sark. La partie n’était pas encore jouée !
— Et pourquoi pas ? fit-il avec enthousiasme.
— Eh bien, direction Sark !
La sphère qu’était Florina disparut de l’écran qui, à nouveau, fourmilla d’étoiles.
— Quel a été votre meilleur temps sur la distance Sark-Florina ? demanda Genro.
— Je n’ai jamais pulvérisé de records. Un temps moyen…
— Je suppose que vous mettez donc un peu moins de six heures ?
— A l’occasion, oui.
— Verriez-vous une objection à ce que je tente le parcours en cinq heures ?
— Aucune.
Il fallait des heures pour atteindre un point suffisamment éloigné de la distorsion spatiale due à la masse des corps célestes pour que le saut fût possible.
Terens était à la torture. Il y avait trois jours qu’il n’avait pratiquement pas dormi et la tension à laquelle il avait été soumis depuis tout ce temps rendait encore plus intolérable le manque de sommeil.
Genro lui jeta un regard oblique.
— Pourquoi ne faites-vous pas un somme ?
Le Prud’homme se fouetta pour prendre une expression fringante bien que les muscles de ses mâchoires eussent perdu leur tonus.
— Ce n’est rien, murmura-t-il, rien du tout.
Il bâilla prodigieusement et s’excusa d’un sourire. Le pilote se concentra sur le tableau de bord. Le regard de Terens redevint vitreux.
Les sièges d’un yacht de l’espace sont confortables par nécessité. Ils doivent protéger les passagers des effets de l’accélération. Quelqu’un qui n’est pas particulièrement fatigué peut facilement s’y assoupir. Terens, qui, pour le moment, eût dormi sur du verre pilé, ne sut pas quand il passa la frontière séparant l’état de veille du sommeil.
Il dormit pendant des heures. Profondément. Sans rêves, Il n’avait jamais aussi bien dormi de sa vie.
Il ne bougeait pas. Seule sa respiration égale indiquait qu’il était vivant quand une main retira sa calotte.
Terens émergea lentement du sommeil. Pendant plusieurs minutes, il n’eut pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Il se croyait encore chez lui, au village. Ce ne fut que peu à peu que la mémoire lui revint. Enfin, il sourit à Genro, toujours au poste de pilotage, et dit :
— J’ai l’impression de m’être endormi.
— Moi aussi. Voilà Sark.
Genro tendit le menton vers l’écran panoramique où l’on distinguait un large croissant blanc.
— Quand atterrissons-nous ?
— Dans une heure environ.
Terens était à présent suffisamment réveillé pour percevoir le subtil changement d’attitude de son compagnon. Quelque chose se glaça en lui quand il comprit que l’objet d’acier gris que Genro avait à la main était un pistolet-aiguille.
Il se leva.
— Que signifie…
— Asseyez-vous, ordonna doucement Genro.
Il tenait une calotte dans sa main libre.
Terens se toucha le crâne ; ses doigts se refermèrent sur une poignée de cheveux roux.
— Oui, fit Genro. C’est évident. Vous êtes florinien.
Le Prud’homme ne répondit pas.
— Je savais que vous étiez un indigène avant d’avoir mis les pieds sur le navire de ce pauvre Deamone, reprit Genro.
La bouche de Terens était comme du carton et ses yeux le brûlaient. Il contemplait l’étroit et mortel museau du pistolet, guettant l’éclair soudain, silencieux. Être allé si loin pour perdre la partie…
Mais Genro ne paraissait pas pressé. Le poing qui étreignait l’arme demeurait immobile.
— Votre erreur fondamentale, Prud’homme, dit-il d’une voix égale et lente, a été de vous imaginer que vous pourriez duper indéfiniment une police organisée. Et vous eussiez-mieux fait de ne pas avoir choisi l’infortuné Deamone comme victime.
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