— Est-ce que cela fera mal ? demanda-t-elle.
— Ce sera très désagréable parce que nous n’avons pas de dispositif anti-accélération pour compenser la pression mais cela ne durera pas. Appuie-toi contre la paroi et relâche tes muscles. Tiens ! Ça commence, tu vois ?
Il s’était collé contre la cloison de droite. Le grondement des générateurs hyper-atomiques s’enfla, le champ de gravité apparent bascula et la cloison cessa d’être verticale pour faire un angle de plus en plus accusé.
Valona poussa un gémissement et l’on n’entendit plus que sa respiration rauque. Leur souffle à tous deux était grinçant car leur cage thoracique que rien ne protégeait, ni courroies de maintien ni amortisseur hydraulique, peinait pour faire pénétrer un minimum d’air dans leurs poumons oppressés.
Rik s’efforça de proférer quelques mots haletants, n’importe lesquels, afin que Valona sût qu’il était là, afin d’atténuer la peur terrible de l’inconnu qui, il le savait, devait l’habiter. Ce n’était qu’un navire, un merveilleux navire mais jamais elle n’avait mis les pieds sur le pont d’un navire.
— Il va y avoir le saut, évidemment, quand nous allons plonger dans l’hyperespace et franchir d’un seul coup la plus grande partie de la distance séparant les étoiles. Tu ne sentiras rien du tout. Tu ne t’en rendras même pas compte. Ce n’est rien comparé à ce que tu éprouves pour le moment. Juste une petite secousse à l’intérieur et ce sera fini.
Tout cela dit d’une voix hachée, syllabe par syllabe. Il lui fallut longtemps.
Progressivement, le poids qui leur comprimait la poitrine s’allégea et la chaîne invisible qui les liait à la cloison se distendit avant de se briser. Ils s’écroulèrent, un râle à la bouche.
— Tu es blessé, Rik ? demanda enfin Valona.
— Moi ? Blessé ?
Il réussit à éclater de rire. Il n’avait pas encore retrouvé sa respiration mais l’idée qu’il pût lui arriver malheur sur un navire était par trop cocasse.
— J’ai passé des années de ma vie sur des astronefs. Il m’arrivait de rester des mois entiers dans l’espace.
— Pourquoi ? fit Valona.
Elle s’était traînée vers lui et elle lui toucha la joue pour s’assurer qu’il était bien là. Il passa son bras autour de l’épaule de la Florinienne et celle-ci ne bougea plus, acceptant le renversement de situation.
— Pourquoi ? répéta-t-elle.
Rik était incapable de répondre à cette question. Il fuyait les planètes. S’y poser lui répugnait. Rester dans l’espace avait été une nécessité pour lui mais il ne se rappelait pas la raison pour laquelle il en allait ainsi. Cette fois encore, il contourna la faille qui s’ouvrait devant lui.
— J’avais une tâche à accomplir.
— Oui. Tu analysais le Vide.
— C’est ça ! – Il était satisfait. – Exactement ! C’était ce que je faisais. Sais-tu ce que cela signifie ?
— Non.
Il n’espérait pas qu’elle comprendrait mais il fallait qu’il parle. Il fallait qu’il se délecte à évoquer ses souvenirs, qu’il savoure l’ivresse de voir le passé accourir docilement à son appel.
— L’univers, vois-tu, Lona, est composé de centaines de substances différentes. On les appelle les éléments. Le fer, le cuivre sont des éléments.
— Je croyais que c’étaient des métaux.
— Oui, ce sont des métaux mais ce sont aussi des éléments. De même que l’oxygène, l’azote, le carbone et le palladium. Les plus importants de tous sont l’hydrogène et l’hélium qui sont les plus simples et les plus répandus.
Je n’en ai jamais entendu parler, murmura pensivement Valona.
— Quatre-vingt-quinze pour cent de l’univers sont formés d’hydrogène et presque tout le reste est de l’hélium. Même l’espace.
— J’ai entendu dire que l’espace, c’était du vide. Qu’il n’y avait rien dedans. C’est faux ?
— Pas entièrement. Il n’y a presque rien dans l’espace. Presque… Mais j’étais un spatio-analyste, comprends-tu ? J’allais dans l’espace pour recueillir les quantités extrêmement faibles d’éléments qui s’y trouvent et je les analysais. C’est-à-dire que je notais : il y a tant d’hydrogène, tant d’hélium et tant d’autres éléments.
— Pour quoi faire ?
— C’est compliqué à expliquer. Les éléments ne sont pas partout répartis de la même façon. Dans certaines régions, il y a un peu plus d’hélium que la dose normale. Ailleurs, un peu plus de sodium, etc. Ces zones particulières serpentent dans l’espace comme des courants. C’est comme cela qu’on les nomme : ce sont les courants de l’espace. Il est important de connaître l’agencement de ces courants car cela peut nous faire comprendre comment l’univers s’est créé et développé.
— Comment arrive-t-on à expliquer tout ça ?
Rik hésita.
— Personne ne le sait exactement.
Il continua rapidement, déconcerté à l’idée que l’immense savoir dont il disposait laissait si facilement place au mystère et à l’inconnu devant les questions de… de… il songea brusquement que, après tout, Valona n’était jamais qu’une paysanne florinienne.
— On détermine la densité – l’épaisseur, si tu préfères – de ces gaz dans toutes les régions de la galaxie. Elle varie selon les lieux et il est nécessaire de la connaître avec précision afin que les astronefs puissent calculer sans erreur les sauts qu’ils doivent faire à travers l’hyperespace. C’est comme…
Il se tut.
Valona se raidit, attendant qu’il poursuive. Mais Rik demeurait muet.
— Rik ? – Dans les ténèbres, sa voix avait des résonances gutturales. – Ou est-ce qu’il y a qui ne va pas ?
Il ne répondit pas. Valona le prit aux épaules et le secoua.
— Rik ! Rik !
Et ce fut alors l’ancien Rik qui parla. D’une voix faible, effrayée. Toute son allégresse, toute son assurance s’étaient évanouies.
— Lona… Nous avons commis une erreur.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’on a fait de mal ?
Rik revoyait avec une parfaite netteté la scène de la mort du Boulanger. Le souvenir était aussi clair que ceux qui remontaient à la surface de son esprit.
— Nous n’aurions pas dû nous enfuir. Nous n’aurions pas dû monter dans ce navire.
Un tremblement incoercible agitait Rik. Tant bien que mal, Valona essaya d’essuyer de sa main amie la sueur dont son front était baigné.
— Pourquoi ? Pourquoi, Rik ?
— Parce que si le Boulanger était disposé à nous faire évader en plein jour, c’est qu’il ne s’attendait pas à avoir des ennuis de la part des patrouilleurs. Est-ce que tu te souviens de celui qui l’a tué ?
— Oui.
— Est-ce que tu te rappelles sa figure ?
— Je n’ai pas osé le regarder en face.
— Moi, je l’ai regardé. Et il y avait quelque chose de bizarre mais je n’y ai pas fait attention. Ce n’était pas un patrouilleur, Lona. C’était le Prud’homme. Le Prud’homme habillé en patrouilleur.
CHAPITRE VIII
LA DEMOISELLE
Samia de Fife mesurait exactement un mètre cinquante cent cinquante centimètres frémissant d’exaspération. Elle pesait quarante-cinq kilos, ce qui représentait pour le moment quarante-cinq mille grammes de fureur noire. Ses cheveux noirs roulés en lourds bandeaux, elle allait et venait d’un pas vif d’un bout à l’autre de la pièce, grandie par ses hauts talons. Son menton étroit, fendu d’une profonde fossette, tremblait.
— Non ! s’exclama-t-elle. Il ne me ferait pas cela ! Il ne peut pas… Capitaine !
Sa voix tranchante était autoritaire. Le capitaine Racety s’inclina, résigné à la tempête.
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