Elle ne voyait qu’une chose : le Boulanger avait été là. Quand la situation avait semblé être sans issue, il était arrivé et il avait agi vite. Presque comme si tout cela avait été combiné d’avance. Ou comme si le Boulanger avait attendu les événements.
Elle secoua la tête. C’était étrange. Si le Prud’homme n’avait pas parlé ainsi, jamais une idée pareille ne lui serait venue.
Le silence fut brisé par une voix bruyante et détachée :
— Ohé ! Vous êtes toujours là ?
Elle se figea quand un faisceau de lumière se posa sur elle. Puis elle se détendit et remonta le drap jusqu’à son cou.
Elle n’avait pas besoin de s’interroger sur l’identité du nouveau venu : sa silhouette épaisse et ramassée se détachait dans la pénombre derrière la lampe.
— Je croyais que vous seriez partie avec lui, vous savez, dit le Boulanger.
— Qui, monsieur ? demanda faiblement Valona.
— Le Prud’homme. Vous savez parfaitement qu’il est parti. Ne perdez pas votre temps à faire semblant de ne pas être au courant.
— Il va revenir, monsieur.
— Il vous a dit ça ? Eh bien, il s’est trompé. Les patrouilleurs le captureront. Pas très finaud, votre Prud’homme. Sinon, il aurait compris que si on laisse une porte ouverte, c’est qu’on a une raison. Et vous ? Vous voulez aussi vous en aller ?
— J’attendrai le Prud’homme, monsieur.
— A votre guise. Seulement, vous risquez d’attendre longtemps. Partez quand cela vous chantera.
Brusquement, le faisceau de lumière se déplaça pour se braquer sur la figure mince et pâle de Rik dont les paupières se crispèrent automatiquement. Mais il ne se réveilla pas.
— Mais celui-là restera, reprit le Boulanger d’une voix songeuse. Je suppose que vous m’avez compris : si vous décidez de partir, la porte est ouverte. Mais elle n’est pas ouverte pour lui.
— Ce n’est qu’un pauvre garçon, un malade… commença Valona avec effroi.
— Vraiment ? Eh bien, les pauvres garçons malades, j’en fais collection. Il restera, Tâchez de vous en souvenir.
Le faisceau de lumière demeurait braqué sur le visage du dormeur.
Il y avait un an que le Dr Selim Junz bouillait d’impatience, mais on ne s’habitue pas à l’impatience. Ce serait plutôt le contraire. Néanmoins, il avait appris une chose au cours de cette année : il était impossible de presser l’administration sarkite. D’autant moins que la plupart des fonctionnaires étaient des Floriniens transplantés qui avaient, par conséquent, le plus grand souci de leur dignité.
Un jour, il avait demandé au vieil Abel, l’ambassadeur Trantorien qui résidait depuis si longtemps sur Sark que ses bottes y avaient pris racine, pourquoi les Sarkites confiaient la direction des affaires publiques à des gens qu’ils méprisaient si cordialement.
Abel avait contemplé son gobelet rempli de vin vert en plissant des yeux.
— C’est une question de politique, Junz, avait-il répondu. De politique. Un problème de génétique appliquée réglé selon la logique sarkite. En soi, Sark n’est qu’une petite planète de dernier ordre qui n’a d’importance que dans la mesure où elle possède une inépuisable mine d’or, Florina. Aussi, tous les ans, les Sarkites écrèment les champs et les villages floriniens et emmènent sur Sark l’élite de la jeunesse florinienne pour la former. Les médiocres remplissent les papiers, répondent aux questionnaires, signent les formulaires. Ceux qui sont vraiment brillants repartent pour Florina et deviennent gouverneurs des villes indigènes. On leur donne le titre de Prud’homme.
Le Dr Junz, qui était essentiellement un spatio-analyste, nageait. Il l’avait avoué à son interlocuteur.
Abel avait braqué son index sur lui. Les reflets de son breuvage jouaient sur son ongle strié de vieilles cannelures, nuançant de vert sa teinte grise et jaunâtre.
— Vous ne ferez jamais un bon administrateur, Junz. Ne me demandez pas de vous recommander ! Réfléchissez : les éléments les plus intelligents de la population de Florina se laissent gagner à la cause sarkite puisque, tant qu’ils se mettent au service de Sark, ils sont bien traités alors que, s’ils font la fine bouche, ils ne peuvent dans le meilleur des cas espérer autre chose que retrouver leur mode de vie florinien. Et ce n’est pas une vie agréable, mon ami. Pas agréable du tout.
Il avait vidé son verre et poursuivit :
— De plus, ni les Prud’hommes ni les bureaucrates employés sur Sark ne peuvent avoir d’enfants sans perdre leur situation. Même s’il s’agit de Floriniennes. Bien entendu, les unions mixtes entre Sarkites et Floriniens sont hors de question. De cette façon, les plus valables des gènes floriniens sont perpétuellement retirés du circuit de telle sorte que, petit à petit, on aboutira à ce que Florina ne soit plus peuplée que de manœuvres.
— Alors, les Sarkites manqueront d’employés de bureau, non ?
— C’est une question qui ne se posera que dans un avenir lointain.
Ainsi le Dr Junz faisait-il une fois de plus antichambre dans les bâtiments du Secrétariat aux Affaires floriniennes, attendant en rongeant son frein d’être enfin admis à passer l’obstacle tandis que les sous-fifres indigènes Piétinaient indéfiniment au milieu d’un labyrinthe de paperasserie.
Un vieux Florinien blanchi sous le harnois surgit devant lui.
— C’est bien au Dr Junz que j’ai l’honneur de m’adresser ?
— A lui-même.
— Si vous voulez bien me suivre…
Un chiffre sur un écran eût été suffisant pour appeler Junz, un chenal fluorescent se matérialisant dans le vide l’eût efficacement guidé, mais quand la main-d’œuvre est bon marché, il est inutile de la remplacer par autre chose.
Son cicérone lui désigna un siège devant le bureau du Commis du Sous-Secrétaire – tel était le titre gravé en lettrines lumineuses à même le meuble. Évidemment, un Florinien ne pouvait en aucun cas occuper une fonction supérieure à celle de Commis, quel que fût au demeurant le nombre des filières bureaucratiques aboutissant à ses blanches mains. Le Sous-Secrétaire et le Secrétaire aux Affaires floriniennes étaient sarkites, mais si le Dr Junz pouvait les rencontrer l’un et l’autre à l’occasion d’une réception, il n’était pas question qu’il les vît dans leur bureau.
Il s’assit, toujours rongé d’impatience, mais avec, au moins, la satisfaction de s’être rapproché de son but. Le Commis feuilleta attentivement le dossier posé devant lui, examinant tour à tour les feuillets rédigés en langage chiffré, à croire qu’il recelait les secrets de l’univers. Il était jeune – peut-être était-il un lauréat récent –, avec un teint très pâle et des cheveux clairs.
Une émotion atavique s’empara du Dr Junz. Originaire du Libair, il était fortement pigmenté comme tous ses compatriotes ; son épiderme était brun foncé. Il existait peu de mondes dont l’épiderme des habitants eussent une complexion aussi extrême que les Libairiens ou les Floriniens. En général, on avait affaire à des teintes intermédiaires.
Certains jeunes anthropologues d’avant-garde soutenaient que les hommes de Libair, par exemple, étaient le fruit d’une évolution indépendante mais convergente. Leurs aînés se dressaient avec hargne contre le Principe d’une évolution qui eût fait converger des espèces différentes au point de rendre possible les unions mixtes que l’on observait dans toute la galaxie. Pour eux, sur la planète originelle, quelle qu’elle eût été, l’humanité était déjà divisée en sous-groupes caractérisés par la diversité de la pigmentation.
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