Cela ne faisait que reculer le problème dans le temps sans apporter de réponse, de sorte qu’aucune des deux explications ne satisfaisait le Dr Junz. Pourtant, maintenant encore, il lui arrivait de méditer sur ce problème. On retrouvait sur les mondes noirs des légendes évoquant un ancien conflit. Les mythes libairiens, par exemple, parlaient de guerres ayant opposé des hommes de couleurs différentes : d’après eux, Libair elle-même aurait été en partie fondée par un parti d’hommes à la pigmentation foncée qui se seraient enfuis après avoir été défaits.
Quand le Dr Junz avait quitté sa planète pour suivre les cours de l’Institut arcturien de Technologie spatiale et lorsqu’il eut par la suite embrassé la carrière de psycho-analyste, il avait oublié ces contes de fées. Une fois seulement la question l’avait à nouveau tracassé. Cela s’était produit sur une des antiques planètes du secteur du Centaure où il avait été envoyé en mission, une planète dont le passé se comptait en millénaires et dont la langue était si archaïque qu’elle aurait presque pu être le dialecte perdu, l’idiome mythique appelé anglais. Les habitants de ce monde avaient un mot spécial pour désigner l’homme à la peau noire.
Pourquoi un mot spécial pour les hommes à la peau noire ? Il n’y avait pas un vocable particulier pour désigner ceux qui avaient les yeux bleus, de grandes oreilles ou les cheveux frisés. Il n’y avait pas…
La voix précise du Commis brisa sa rêverie.
— Vous êtes déjà venu nous voir, si j’en crois nos archives.
— Effectivement, répliqua Junz non sans quelque sécheresse.
— Mais pas récemment.
— Non… pas récemment.
— Vous êtes toujours à la recherche d’un spatio-analyste qui a disparu… – Le Commis prit une autre feuille. – Il y a environ onze mois et treize jours.
— C’est exact.
— Pendant toute cette période, enchaîna le Florinien sur le même ton désincarné, en n’a pas relevé trace de cet homme et il n’existe aucun indice tendant à prouver qu’il se soit trouvé en territoire sarkite.
— Il a été signalé pour la dernière fois dans l’espace à proximité de Sark, rectifia le savant.
Le Commis releva la tête. Pendant quelques instants ses pâles yeux bleus se fixèrent sur Junz mais il se hâta de détourner le regard.
— Peut-être, mais cela ne prouve pas sa présence sur le sol de Sark.
Le Dr Junz pinça les lèvres. Depuis des mois, le Bureau interstellaire d’Analyse spatiale lui serinait la même chose avec une rudesse de plus en plus marquée.
« Il n’y a pas de preuves, Dr Junz. Il nous semble que vous pourriez employer votre temps de façon plus fructueuse, Dr Junz. Le Bureau fera en sorte que les recherches ne soient pas abandonnées, Dr Junz. »
Autrement dit : Arrêtez de gaspiller notre galette, Dr Junz !
Tout avait commencé, ainsi que le Commis s’était appliqué à le préciser, onze mois et treize jours plus tôt, Temps Standard Interstellaire. Deux jours après que Junz se fut posé sur Sark pour ce qui devait être une inspection de routine de la délégation du Bureau sur cette planète mais qui était devenue… qui était devenue ce qu’elle était devenue…
Il avait été accueilli-par le représentant du B.I.A.S., un jeune homme insignifiant que le Dr Junz se rappelait surtout parce qu’il mâchonnait éternellement une sorte de gomme élastique, spécialité de l’industrie chimique de Sark.
Comme la tournée touchait presque à son terme, l’agent local du B.I.A.S. s’était souvenu de quelque chose. Ayant logé son morceau de gomme entre deux molaires, il avait dit :
J’ai un message à vous remettre de la part d’un de nos enquêteurs, Dr Junz. C’est probablement sans grande importance. Vous savez comme ils sont !
Vous savez comme ils sont … L’habituelle et méprisante formule… Le docteur avait senti monter en lui une bouffée de colère. Il avait été sur le point de rétorquer que, quinze ans auparavant, il était « enquêteur », lui aussi. Seulement, au bout de trois mois, il avait renoncé, incapable de tenir plus longtemps. Mais, sous le coup de l’indignation, il avait lu le message avec une curiosité particulière.
Veuillez libérer ligne secrète quartier général central B.I.A.S. pour communication circonstanciée. Affaire de la plus haute importance intéressant galaxie tout entière. Me prépare à atterrir selon trajectoire minimale.
L’agent local avait considéré Junz d’un air gouailleur. Ses mâchoires avaient repris leur mastication rythmique et il s’était écrié :
— Vous vous rendez compte ! Une affaire intéressant la galaxie tout entière ! C’est quand même un peu fort, même de la part d’un enquêteur. Je l’ai appelé après réception de ce message pour voir s’il y avait moyen de le faire s’expliquer plus clairement mais pensez donc ! Il s’est borné à affirmer que toute la population de Florina courait un danger mortel. Un demi-milliard de vies humaines menacées ! J’ai eu l’impression que cet homme était atteint de névrose caractérisée. Franchement, je n’ai aucune envie de me trouver seul en face de lui quand il se posera. Que suggérez-vous ?
— Avez-vous un enregistrement de cette conversation ? avait demandé le Dr Junz.
— Oui.
L’agent avait fouillé dans ses documents et avait fini par en extraire une bobine. Le Dr Junz l’avait introduite dans le lecteur. Il avait froncé les sourcils.
— C’est une copie, n’est-ce pas ?
— J’ai expédié l’original au Bureau des Communications Interplanétaires de Sark, pensant que le mieux serait que les autorités l’attendent à l’arrivée avec une ambulance. Il est probablement bien atteint.
Le Dr Junz inclinait à partager l’avis de son interlocuteur.
Quand les analystes envoyés en mission solitaire dans les profondeurs de l’espace craquaient, il y avait de fortes chances pour que leur névrose fût d’une extrême violence. Néanmoins, il avait dit :
— Attendez ! Vous parlez comme s’il ne s’était pas encore posé.
L’autre avait paru étonné.
— Je suppose que si, mais personne ne m’a averti.
— Eh bien, appelez les Communications et informez-vous. Qu’il soit ou non psychopathe, cela doit figurer dans nos archives.
Le lendemain, le Dr Junz était revenu pour une vérification de dernière minute avant son départ. D’autres tâches l’appelaient ailleurs et il était relativement pressé. Au moment de quitter le bureau, il avait demandé :
— A propos, qu’est devenu cet enquêteur ?
— Oh, je voudrais vous en parler. Les Communications sont sans nouvelles de lui. Je leur ai adressé le module d’identification de ses moteurs hyper-atomiques ; on m’a répondu que son navire ne se trouve nulle part dans l’espace proche. Il a sans doute changé d’avis et renoncé à se poser sur Sark.
Le Dr Junz avait alors décidé de différer son départ de vingt-quatre heures. Le jour suivant, il s’était rendu au Bureau des Communications Interplanétaires de la cité de Sark, capitale de la planète du même nom. Ç’avait été sa première expérience de la bureaucratie florinienne. Les fonctionnaires avaient secoué la tête. Effectivement, un analyste du B.I.A.S. avait demandé l’autorisation de se poser. Toutefois, son navire n’avait pas atterri.
Le Dr Junz avait insisté. C’était une affaire importante. Le technicien en question était très malade. N’avait-on pas reçu copie de l’enregistrement de sa conversation avec le représentant local du B.I.A.S. ? Les fonctionnaires avaient ouvert de grands yeux. Une copie ? Personne ne se rappelait avoir reçu un tel document. Il était navrant que cet homme fût malade mais aucun navire du B.I.A.S. n’avait atterri et il ne s’en trouvait aucun dans l’espace proche.
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