— Ce n’est pas vrai, vous ne faites que rester assis ici toute la journée. Écoutez, c’est du travail routinier, là-bas, rien qui puisse détourner votre esprit des hautes spéculations. Accouchements, pellagre. Hier il y a eu deux cas de lèpre, j’ai pensé que cela vous intéresserait.
Sanders tourna la tête pour observer le visage de Max, avec ses brillants yeux myopes sous son haut front bombé. S’il y avait de la ruse dans sa dernière remarque, elle était difficile à évaluer. Pendant un certain temps Sanders avait soupçonné Max d’avoir toujours su que Suzanne s’enfuirait dans la forêt après l’avoir vu, et sa quête inutile parmi les villages des collines n’avait été sans doute qu’un moyen délibérément choisi de s’assurer que personne ne l’en empêcherait. Depuis leur arrivée à Port Matarre, Max avait rarement parlé de Suzanne, bien que sa femme dût être à présent gelée comme une icône, quelque part au milieu de la forêt de cristal. Pourtant, la dernière allusion de Max aux lépreux, à moins qu’elle n’ait eu pour but de le pousser à retourner dans la forêt, montrait qu’en fait Max n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle signifiait pour Suzanne et Sanders, ne se rendait pas compte que pour tous deux la seule solution finale au problème du déséquilibre de leur esprit inclinant vers le côté sombre de l’équinoxe, pouvait être trouvée dans ce monde de cristal.
— Deux cas de lèpre ? Cela ne m’intéresse pas le moins du monde. Et Sanders continua avant que Max ne pût parler : « Franchement, Max, je ne suis pas sûr d’être encore qualifié pour vous aider. »
— Quoi ? Mais bien sûr que si.
— En termes absolus, il me semble, Max, que toute la profession médicale est peut-être périmée, détrônée. Je ne pense pas que la simple distinction entre la vie et la mort ait encore beaucoup de sens à présent. Plutôt que d’essayer de guérir ces malades, vous devriez les mettre sur un bateau et les envoyer à Mont Royal.
Max se leva, eut un geste d’impuissance.
— Je reviendrai demain, dit-il pourtant avec bonne humeur. Soignez-vous bien.
Quand il fut parti, Sanders termina sa lettre, ajouta un dernier paragraphe, ses adieux. Il la mit dans une enveloppe neuve, l’adressa à Derain, et la posa contre l’encrier. Puis il sortit son carnet de chèques, en signa un, le glissa dans une deuxième enveloppe sur laquelle il écrivit le nom de Louise.
Il se leva, boutonna sa veste et vit alors par la fenêtre Louise et Max parlant dans la rue, devant l’hôtel. Il les avait souvent vus ensemble dernièrement, dans le hall de l’hôtel, à la porte du restaurant. Il attendit que prît fin leur conversation et descendit. Au bureau, il paya la note de la semaine écoulée, pour Louise et pour lui, paya également une quinzaine d’avance. Il échangea quelques plaisanteries avec le propriétaire portugais, puis sortit faire sa promenade d’avant le déjeuner.
Ses pas le portaient habituellement vers le fleuve. Il avança lentement sous les arcades désertes, remarquant comme chaque matin les étranges contrastes entre la lumière et l’ombre en dépit de l’absence apparente de lumière solaire directe dans Port Matarre. Au coin, en face de la préfecture de police, il plia son bras blessé en s’appuyant une dernière fois contre un des piliers. Quelque part dans les rues cristallines de Mont Royal se trouvaient les fragments de lui-même qui lui manquaient, et qui continuaient à vivre dans leur propre milieu prismatique.
Pensant au capitaine Radek et à Suzanne Clair, Sanders atteignit les quais et marcha le long des jetées désertes. Presque toutes les embarcations indigènes étaient parties et les villages de l’autre côté du fleuve avaient été abandonnés.
Comme d’habitude, pourtant, un bateau avançait le long des quais vides. À 300 mètres, Sanders distingua l’hydroglisseur rouge et jaune dans lequel il avait fait avec Louise son premier voyage à Mont Royal. La haute silhouette d’Aragon se dressait devant le gouvernail. Il laissait le bateau dériver avec la marée. Chaque matin il observait Sanders quand il passait mais les deux hommes ne se parlaient jamais.
Sanders se dirigea vers lui, tâtant le portefeuille dans sa veste. Quand il arriva à hauteur d’Aragon, ce dernier lui fit un signe de la main, puis mit le moteur en marche et s’éloigna. Intrigué, Sanders suivit les quais, vit qu’Aragon dirigeait la bateau vers le fleuve et l’endroit de la rive où avait été rejeté deux mois plus tôt le corps cristallisé de Matthieu.
Sanders rattrapa l’embarcation, descendit sur la berge. Un instant les deux hommes se regardèrent.
— Vous avez là un bien beau bateau, commandant, dit enfin Sanders, répétant la première phrase qu’il avait adressée à Aragon.
Une demi-heure plus tard, comme ils remontaient le fleuve, Sanders s’appuya au dossier de son siège quand ils passèrent devant les embarcadères principaux. Dans l’eau agitée, l’écume se brisait irrégulièrement, retombait en arcs-en-ciel qu’emportait le sombre sillage. Dans la rue entre les arcades, un vieux Noir debout dans la poussière, un bouclier blanc à la main, attendait le passage du bateau. Louise Péret se tenait à côté de Max Clair sur l’embarcadère de la police. Les yeux cachés par ses lunettes de soleil, elle observa Sanders sans faire le moindre signe d’adieu quand le bateau prit de la vitesse pour remonter le fleuve désert.
FIN
Traduit de l’anglais par Claude Saunier
Éditions Denoël
Titre original : THE CRYSTAL WORLD
© 1966, by J. G. Ballard, New York.
© by Éditions Denoël, 1967
19, rue de l’Université, 75007 Paris