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James Ballard: La forêt de cristal

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James Ballard La forêt de cristal

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Des arbres entièrement cristallisés, des feuilles transformées en joyaux, des oiseaux sculptés dans du quartz, des hommes recouverts de pierres précieuses… et heureux dans la mort… C’est ce que recèle la forêt de cristal où l’unité du temps et de l’espace sont la signature de chaque feuille et de chaque fleur. Une « science-fiction » d’une beauté fantastique, qui nous révèle un univers où le temps a une dimension inversée et où la mort semble plus séduisante que la vie.

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J.G. Ballard

La forêt de cristal

Le jour, des oiseaux fantastiques volaient à travers la forêt pétrifiée et des crocodiles gemmés étincelaient telles des salamandres héraldiques sur les rives de fleuves cristallins. La nuit, l’homme illuminé courait parmi les arbres, ses bras tournant comme des roues d’or, sa tête une couronne spectrale…

PREMIÈRE PARTIE

ÉQUINOXE

I. Le fleuve sombre

Quand le Dr Sanders vit pour la première fois s’ouvrir devant lui l’estuaire du Matarre, ce qui l’impressionna le plus fut l’eau sombre du fleuve. Après bien des retards, le petit vapeur approchait enfin de la ligne des jetées, mais bien qu’il fût déjà 10 heures, la surface de l’eau était encore grise et lourde, teinte des sombres nuances de la végétation croulant sur les rives.

Quand parfois le ciel se couvrait l’eau était presque noire, telle une teinture putrescente. Les entrepôts et les petits hôtels épars constituant Port Matarre, par contraste, brillaient d’un éclat spectral de l’autre côté des sombres houles, comme s’ils eussent été éclairés moins par la lumière solaire que par quelque lanterne à l’intérieur, ainsi que les pavillons d’une nécropole abandonnée bâtie sur une série d’estacades à l’orée de la jungle.

Ce clair-obscur d’aurore sur tout répandu que brisaient de soudaines flèches de lumière intérieure, le Dr Sanders l’avait remarqué pendant la longue attente derrière le bastingage du pont des passagers. Deux heures durant, le bateau était resté au centre de l’estuaire, envoyant de temps en temps un coup de sifflet vers le rivage, sans enthousiasme. N’eût été le vague sentiment d’incertitude que faisait naître l’obscurité régnant sur le fleuve, les quelques passagers eussent été exaspérés. À part une péniche de débarquement militaire française, il ne semblait y avoir aucun autre navire au mouillage le long des jetées. Tout en observant le rivage, le Dr Sanders était presque certain qu’on empêchait délibérément leur bateau d’entrer au port, bien que la raison en fût difficile à déceler. C’était le paquebot régulier de Libreville, avec son chargement hebdomadaire de courrier, de cognac et de pièces détachées pour automobiles. Et il eût fallu au moins le début d’une épidémie pour qu’on consentît à le retarder.

Politiquement, ce coin isolé de la république du Cameroun se remettait lentement d’un coup d’État avorté dix ans auparavant, quand une poignée de rebelles s’étaient emparés des mines de diamants et d’émeraudes de Mont Royal, à 80 kilomètres en amont sur le Matarre. En dépit de la présence de la péniche de débarquement — une mission militaire française dirigeait l’entraînement des troupes locales — la vie dans ce port banal à l’embouchure du fleuve paraissait tout à fait normale. On déchargeait une jeep sous les yeux d’un groupe d’enfants. Des gens se promenaient le long des quais, sous les arcades de la rue principale et quelques outriggers chargés de jarres d’huile de palme non raffinée avançaient lentement sur l’eau sombre vers le marché indigène à l’ouest du port.

Néanmoins, un sentiment de gêne persistait. Intrigué par la faible lumière, le Dr Sanders tourna son attention vers l’intérieur des terres, suivant le fleuve et sa lente boucle vers la droite, au sud-est. Çà et là, une brèche dans la voûte de la forêt marquait le déroulement d’une route, mais à part cela la jungle s’étendait en un manteau plat vert olive jusqu’aux collines de l’intérieur. D’ordinaire, le toit de la forêt eût été blondi par le soleil mais jusqu’à 8 kilomètres à l’intérieur le Dr Sanders ne pouvait voir que les arbres vert sombre s’élevant dans l’air morne comme d’immenses cyprès immobiles, à peine effleurés par de faibles lueurs.

Quelqu’un tambourina avec impatience sur le bastingage, le faisant vibrer sur toute sa longueur et une demi-douzaine de passagers à côté du Dr Sanders remuèrent les pieds, marmonnèrent, levant les yeux vers la timonerie où le commandant regardait la jetée d’un air absent, apparemment impassible malgré le retard.

Le Dr Sanders se tourna vers le père Balthus, qui se tenait à sa gauche à quelques pas.

— Avez-vous remarqué cette lumière ? S’attend-on à une éclipse ? On dirait que le soleil ne se décide pas à briller.

Le prêtre fumait sans arrêt, ses longs doigts écartant la cigarette de sa bouche d’un centimètre après chaque inhalation. Comme Sanders, il ne regardait point le port mais les pentes couvertes de forêts dans l’intérieur. Dans la terne lumière, son visage d’intellectuel semblait fatigué, décharné. Pendant le voyage de trois jours depuis Libreville, il s’était tenu à l’écart, clairement tourmenté par quelque affaire privée et il ne parla à son compagnon de table que lorsqu’il apprit que le Dr Sanders travaillait à la léproserie de Fort Isabelle. Sanders crut comprendre qu’il regagnait sa paroisse de Mont Royal après un mois de vacances studieuses, mais cette explication paraissait un peu trop plausible, et il la répétait plusieurs fois dans les mêmes termes, machinalement, alors qu’il parlait d’ordinaire en hésitant et bégayant. Toutefois, Sanders était parfaitement conscient des dangers d’imputer à autrui les motifs ambigus qu’il avait eus lui-même de venir à Port Matarre.

Et pourtant, au début, le Dr Sanders avait soupçonné le père Balthus de ne pas être un prêtre. Les yeux hantés, les pâles mains de neurasthénique portaient les marques de l’imposteur, c’était peut-être un novice expulsé, espérant encore trouver une sorte de salut dans une soutane empruntée. Cependant, le père Balthus était un authentique prêtre, quels que soient le sens et les limites de ce terme. Le lieutenant, le steward, plusieurs des passagers l’avaient reconnu, l’avaient complimenté sur son retour, et paraissaient généralement accepter son goût de l’isolement.

— Une éclipse ? Le père Balthus jeta sa cigarette dans l’eau sombre. Le navire revenait sur son sillage et les veines d’écume s’enfonçaient dans les profondeurs comme des traînées de salive lumineuse. « Je ne crois pas, docteur. Au maximum, elle ne durerait pas plus de huit minutes. »

Les brusques reflets de lumière sur l’eau, qui s’accrochaient aux angles aigus de sa mâchoire et de ses joues, révélèrent un instant un profil plus dur. Conscient du regard critique de Sanders, le père Balthus reprit la parole après réflexion, pour rassurer le médecin.

— La lumière à Port Matarre est toujours ainsi, lourde, une sorte de pénombre. Connaissez-vous le tableau de Böcklin, « L’Ile des Morts », où les cyprès montent la garde au-dessus d’une falaise percée par un hypogée, tandis qu’un orage plane sur la mer ? il se trouve dans le Kunstmuseum de Bâle, ma ville natale. Il s’arrêta comme les machines du bateau bourdonnaient, reprenaient vie. Nous partons, enfin.

— Dieu merci. Vous auriez dû me prévenir, Balthus.

Le Dr Sanders prit son étui à cigarettes dans sa poche, mais le prêtre en avait déjà placé une dans le creux de sa main avec l’habileté d’un prestidigitateur. Balthus montra le quai de sa cigarette. Un important comité de réception composé de gendarmes et d’employés de la douane attendait le bateau.

— Qu’est-ce que c’est que ces sottises ?

Le Dr Sanders scruta le rivage. Quels que fussent les ennuis personnels du prêtre son manque de charité l’agaçait.

— C’est peut-être pour une question de papiers d’identité, dit-il sèchement comme pour lui-même.

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