— Louise ! En riant, il mit fin à son rapide résumé de sa soirée au camp de base de l’armée. Je vous en prie, taisez-vous ! Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais vous me donnez un catalogue de tous les officiers du camp !
— Mais non ! Que voulez-vous dire ? Et où m’emmenez-vous ?
— Prendre un café. Moi, je veux boire un verre. Nous irons dans mon chalet. Le domestique de Max nous servira.
— Bon, fit Louise, hésitante, mais, et ?…
— Suzanne ? Elle dort, fit Sanders en haussant les épaules.
— À cette heure-ci ?
— Elle dort le jour et s’occupe du dispensaire la nuit. À vous dire vrai, je l’ai à peine vue. Et il ajouta hâtivement, sentant que ce n’était pas nécessairement la réponse que voulait Louise : c’était inutile de venir ici, tout a été échec et déception.
— Bien, fit Louise avec un signe de tête. Il en est peut-être mieux ainsi. Et votre ami, le mari ?
Avant que Sanders ait pu répondre, Louise s’était arrêtée, lui avait pris le bras, montrait du doigt les arbres, stupéfaite. Là, loin de la route et de la loge, les lépreux n’avaient été repoussés que de quelques mètres et leurs visages pleins d’attente étaient parfaitement visibles.
— Edward ! Ces gens-là ! Qui sont-ils ?
— Ce sont des êtres humains, dit calmement Sanders, et avec une légère ironie, il ajouta : n’ayez pas peur.
— Je n’ai pas peur, mais que font-ils ? Mon Dieu, il y en a des centaines ! Ils étaient là pendant que nous causions.
— Cela m’étonnerait qu’ils se soucient d’écouter. Sanders fit passer Louise par une ouverture dans la clôture. Les pauvres diables, ils restent là assis, fascinés.
— Comment ? Par moi ?
Sanders se mit à rire, reprit le bras de Louise, le serra.
— Ma chère, mais que vous ont fait ces Français ? Je suis fasciné par vous mais je crains que ces pauvres diables ne soient intéressés que par la forêt.
Ils traversèrent la petite cour et entrèrent dans le chalet de Sanders. Il sonna le domestique des Clair, demanda un café et un whisky. Quand ils furent servis, ils allèrent dans le salon. Sanders mit en marche le ventilateur et enleva sa veste.
— Vous ôtez votre déguisement ?
— Tout juste. Sanders prit un tabouret et s’assit en face du divan. Je suis heureux que vous soyez venue, Louise. Grâce à vous, cet endroit à moins l’air d’une tombe à l’abandon.
Il tendit la main, lui prit sa tasse de café, se leva et alla vers la fenêtre donnant sur le bungalow des Clair. Il abaissa la persienne de plastique.
— Edward, pour un homme qui ne sait pas ce qu’est sa vraie nature, vous pouvez être fort calculateur. Louise l’observait avec amusement quand il vint s’asseoir sur le canapé à côté d’elle. Elle fit semblant d’écarter son bras, et ajouta : « Est-ce pour vous une nouvelle épreuve ? Une femme aime savoir à tout moment quel est son rôle, surtout en des instants comme celui-ci. Elle montra la persienne. Je croyais que vous m’aviez dit qu’elle dormait ? Ou les vampires volent-ils de jour, par ici ? »
Elle se mit à rire et Sanders posa la main sur son menton.
— Le jour, la nuit. Ont-ils encore un sens ?
Ils déjeunèrent ensemble dans le chalet. Sanders décrivit ses expériences dans la forêt.
— Louise, à mon arrivée à Port Matarre vous m’avez dit que c’était le jour de l’équinoxe de printemps. Naturellement, cela ne m’était pas venu à l’esprit auparavant, mais je comprends à présent à quel point le monde hors de la forêt se divisait en lumière et obscurité. On la voyait parfaitement à Port Matarre, cette étrange lumière sous les arcades et dans la jungle hors de la ville. Les gens même là-bas, des jumeaux, l’un sombre, l’autre clair. À présent, ils me paraissent tous aller deux par deux, Ventress et son complet blanc, Thorensen et ses Noirs. Ils se battent maintenant pour cette mourante dans la forêt. Puis il y a Suzanne et vous, vous ne l’avez pas encore vue, mais elle est exactement l’opposé de vous, fuyante et ténébreuse. Quand vous êtes arrivée ce matin, Louise, on eût dit que vous sortiez du soleil. Il y a aussi Balthus, le prêtre, avec son masque de mort, mais Dieu seul sait qui est son jumeau.
— Vous, peut-être, Edward.
— Vous avez peut-être raison. Je suppose qu’il essaie de se libérer de ce qui lui reste de foi, tout comme j’essaie d’échapper à Fort Isabelle et à la léproserie. Radek me l’avait fait remarquer, le pauvre.
— Mais cette division en blanc et noir, Edward, pourquoi ? Ils ne sont que ce que vous voulez bien les faire.
— Croyez-vous ? Ce n’est pas si simple. Il se peut bien qu’il y ait quelque distinction fondamentale entre la lumière et les ténèbres, héritée des premières créatures vivantes. Après tout, être sensible à la lumière, c’est être sensible à toutes les possibilités de la vie même. Autant que nous le sachions, cette division est la plus forte qui soit, la seule même peut-être, renforcée chaque jour pendant des centaines de millions d’années. En son sens le plus simple, le temps en assure la continuité, et à présent que le temps se retire, nous commençons à voir plus clairement les contrastes entre toutes choses. Il n’est point question d’associer des notions morales à la lumière et aux ténèbres, je ne prends parti ni pour Ventress ni pour Thorensen. Isolés à présent, ils sont tous deux grotesques, mais la forêt les réunira peut-être. Là-bas, en ce pays d’arcs-en-ciel, rien ne se distingue de rien.
— Et Suzanne, votre dame ténébreuse, que signifie-t-elle pour vous ?
— Je n’en sais trop rien. Il est évident qu’en une certaine manière elle représente la léproserie et tout ce qu’elle peut bien signifier, les heures sombres de l’équinoxe. Croyez-moi, je reconnais à présent que mes motifs pour travailler à la léproserie n’étaient pas entièrement humanitaires, mais une simple acceptation ne m’est d’aucun secours. Naturellement, il existe un côté ténébreux de la psyché et je suppose que tout ce que l’on peut faire c’est de découvrir l’autre face pour tenter de réconcilier les deux — et c’est ce qui se passe là-bas dans la forêt.
— Combien de temps allez-vous rester à Mont Royal ?
— Encore quelques jours. Je ne peux partir immédiatement. De mon point de vue, mon voyage ici a été un échec complet, mais je les ai à peine vus et ils ont peut-être besoin de mon aide.
— Edward. Louise alla vers la fenêtre, tira sur le cordon de la persienne pour que les lames laissent entrer la lumière de l’après-midi. Silhouettée par le soleil derrière elle, son costume blanc, sa peau pâle, devinrent brusquement sombres. Comme elle jouait avec le cordon, ouvrant et fermant la persienne, son corps mince était tantôt éclairé, tantôt éclipsé comme une image dans un obturateur. Edward, une vedette de l’armée rentre à Port Matarre demain. Dans l’après-midi. J’ai décidé de partir…
— Mais, Louise…
— Il faut que je parte. Elle se tourna vers lui, menton levé. Il n’y a plus aucun espoir de retrouver Anderson, il doit être mort. Il faut que j’envoie l’article à mon bureau.
— Un article ? Ma chère, vous pensez à des choses insignifiantes. Sanders alla vers la desserte et la carafe de whisky. Louise, j’avais espéré que vous resteriez avec moi. Il s’arrêta là, conscient que Louise le mettait à l’épreuve, et peu désireux de la bouleverser. Quoi qu’il eût dit à propos de Suzanne, il savait que pour le moment, il lui fallait rester avec elle et Max. La lèpre de Suzanne n’avait fait qu’accroître son besoin de rester avec elle. Malgré son attitude distante de la nuit précédente, Sanders savait qu’il était seul à comprendre la nature réelle de son affliction et le sens qu’elle avait pour eux deux.
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